Au cours de la seule décennie écoulée, le monde arabe a subi plusieurs transformations majeures comportant diverses ramifications pour la paix régionale et la stabilité à long terme.
Les opportunités pour la paix à long terme restent nombreuses, même si des acteurs stabilisateurs tels que les États-Unis quittent la région au cours des dix prochaines années, et s’il y a eu une révision des perceptions largement répandues de ce qui constitue la sécurité dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (Mena).
Le monde arabe se trouve dans une phase, où, de plus en plus, les Arabes, et les Arabes seuls, devront définir et forger leur propre «paix», avec peu d'interventions de puissances éloignées trop distraites par leurs problèmes internes ou ayant d'autres priorités de politique étrangère. Cependant, afin de se rapprocher d'un avenir aussi difficile à atteindre, la région doit affronter plusieurs défis posés par des groupes infra-étatiques, des idéologies transnationales, des échecs de gouvernance, l'extrémisme violent et des personnes désabusées – en particulier les jeunes.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plupart des transformations en cours sont venues de la région elle-même, plus que des retombées habituelles de l'aventurisme des grandes puissances, avec leurs interventions ratées. Cette poussée presque organique vers une paix régionale durable est un phénomène étrange, et il est difficile de prédire ses résultats dans les années à venir. De plus, ces récents développements confondent le discours lié aux perceptions vieillissantes de ce qui constitue la paix arabe sur le long terme.
Il y a dix ans, les soulèvements de 2011 ont renversé des régimes autrefois inattaquables, et nombreux étaient ceux qui s’attendaient à un effet domino catastrophique susceptible de déstabiliser la région tout entière. De la même façon, le paysage chaotique après la défaite de Daech a laissé de grands vides de pouvoir. Des acteurs déstabilisateurs ont alors été trop heureux de les combler via des représentants infra-étatiques ou non-étatiques aux orientations idéologiques hostiles aux structures étatiques traditionnelles. Encore une fois, les analyses n’ont pas manqué et les experts ont recherché des interventions énergiques pour empêcher une résurgence de versions plus violentes de Daech ou d'autres métastases du groupe.
De plus, même après le retrait inopportun de l'administration Trump de Syrie – la première marque réelle d'une politique de désintérêt des États-Unis – ni la Syrie, ni le nord de l'Irak ne sont tombés dans le chaos prolongé rappelant le court règne de Daech. Au lieu de cela, la région Mena, devenant plus secondaire pour Washington, semble avoir déclenché une course à la normalisation et au rapprochement entre des acteurs improbables. Après tout, la probabilité croissante d'un départ total des Américains a contribué à faire évoluer la dynamique du pouvoir dans la région, et a considérablement modifié les perceptions de menaces de chaque pays sans les garde-fous fournis par les États-Unis qui représentaient autrefois une présence militaire durable dans la région.
En réalité, le retrait américain a eu au moins deux effets concomitants sur les réalignements actuels observés dans la région. Premièrement, parmi les États arabes relativement stables, le départ potentiel ou réel d'un acteur étranger dominant a permis de nouer des liens pragmatiques reposant sur une convergence d'intérêts et de menaces communes. Par ailleurs, dans les zones plus volatiles ou déjà empêtrées dans des conflits prolongés, le désintérêt des États-Unis a créé des vides de pouvoir où s’opposent désormais des rivaux géopolitiques ayant une capacité limitée à façonner la dynamique régionale, mais ayant largement les moyens d’arrêter les transitions et les règlements post-conflit.
Dans certaines parties de la région Mena ayant cherché à se rapprocher avant même le retrait américain, on fait un certain constat cynique: le plus grand promoteur de stabilité, de paix et de démocratie au monde, était devenu un obstacle important à la relative cohésion arabe observée aujourd'hui. Cependant, cette question fait l'objet d'un débat qui dépasse de loin ces lignes.
Par ailleurs, une aversion presque universelle pour les interventions au Moyen-Orient des démocraties occidentales a sans doute enhardi les acteurs ayant des capacités de nuisance. Ce désintérêt a laissé la voie libre à des groupes extrémistes résurgents ou à des acteurs non-étatiques armés qui ne sont plus sentis menacés par des lignes rouges imaginaires, la menace de sanctions, et ont privilégié des stratégies de contre-insurrection non cinétiques.
En conséquence, alors que les transformations et les réconciliations dans le monde arabe évoluent positivement, avec des conflits en baisse et une stabilité durable, de nombreuses menaces persistent, risquant de ruiner des processus de conciliation fragiles et de faire dérailler la paix régionale sur le long terme.
Cependant, certains s'opposeraient à l’affirmation selon laquelle le monde arabe s'est principalement concentré sur la résolution de ses propres problèmes de sécurité et de développement, stimulés par la perspective croissante du départ américain. Selon eux, les fondements du «nouvel ordre» qui s'installe aujourd'hui résident dans les bouleversements géostratégiques du Printemps arabe et ses nombreuses déclinaisons.
«Le monde arabe se trouve dans une phase où, de plus en plus, les Arabes, et les Arabes seuls, devront définir et forger leur propre ʺpaixʺ, avec peu d'interventions de la part de puissances éloignées trop distraites par leurs problèmes internes ou ayant d'autres priorités de politique étrangère.”
Hafed al Ghwell
Il y a dix ans, les soulèvements arabes n'ont pas seulement déstabilisé les acteurs dominants traditionnels de la région tels que l'Égypte, l'Algérie, la Syrie et l'Irak. Ils ont également profité aux acteurs régionaux émergents, les États du Golfe, qui sont rapidement passés de moteurs du développement régional à des pôles quasi mondiaux.
Il est peu plausible que les acteurs autrefois dominants du monde arabe reprennent leur place ou aient à nouveau les moyens de façonner la dynamique régionale. Ils sont, au contraire, confrontés à une pluralité de défis internes exacerbés par la pandémie et la nécessité de préparer leurs économies au XXIᶱ siècle, par exemple en rationalisant les dépenses publiques sans rompre des contrats sociaux vieux de plusieurs décennies.
En outre, les interventions sont excessivement onéreuses et inopportunes, même si elles sont utilisées comme une tactique pour distraire les citoyens furieux des échecs de l'État, d’une mauvaise gouvernance, de la corruption et des impasses politiques. Ainsi, alors que de plus en plus de pays arabes se tournent vers l'intérieur pour résoudre les défis nationaux, il existe de plus en plus d’appétence pour une politique étrangère basée sur des intérêts convergents et la nécessité de dissuader les menaces communes. Il s'agit d'un écart important par rapport aux rivalités coûteuses ou à des interventions malencontreuses pour gagner de l’influence, qui sont risquées et sans garantie de bénéfices.
Malheureusement, toute discussion sur les réalignements de la région Mena axée sur la sécurité et la stabilité a tendance à être analysée sous le prisme de la rivalité géopolitique américano-chino-russe, reléguant les tendances naturelles à de simples ramifications d'ambitions qui seraient plus importantes ailleurs. La plupart des publications sur la désescalade dans le monde arabe ne cessent d’avertir sur la manière dont d'autres puissances non américaines pourraient faire leur entrée, déclenchant une nouvelle ère d'escalades, voire de conflit ouvert.
Jusqu'ici, cependant, la réalité est différente.
La Chine reste attachée à un engagement transactionnel limité, donnant la priorité au commerce, aux investissements et au développement, par rapport à des interventions indéfinies ou clivantes. D'autre part, la Russie limite son ingérence dans des zones de la région Mena où elle avait déjà des liens historiques, facilitant ainsi l'établissement de points d'ancrage stratégiques. Moscou ne semble pas vouloir devenir un acteur aussi influent que les États-Unis dans la région. Les interventions en Syrie et en Libye témoignent surtout d’ambitions plus contrôlées visant à rester un acteur incontournable, avec juste assez de poids pour influencer les affaires intérieures dans un sens favorable à Moscou.
En conséquence, la plupart des capitales du monde arabe qui privilégiaient une dépendance et une protection de puissances éloignées favorisent désormais le dialogue régional et la désescalade. Pour l'instant, la normalisation n'en est qu'à ses balbutiements, la plupart des progrès dépendant, par exemple, d’une évolution favorable des pourparlers de Vienne sur le nucléaire iranien.
Il en va de même pour la résolution des tensions en Méditerranée orientale et de certains des obstacles à la transition conséquente au conflit libyen. Les progrès dépendent aussi désormais de l'offensive diplomatique du président turc, Recep Tayyip Erdogan, pour améliorer les relations tendues avec Le Caire et Riyad. Enfin, en Syrie, le changement de régime n'est plus un objectif réaliste, les États arabes normalisant progressivement leurs relations avec Damas depuis 2018. En 2021, des discussions ont eu lieu sur les conditions de la réhabilitation du régime d'Assad dans la région.
En outre, l'épuisement de la rivalité interpalestinienne et la consolidation des Accords d'Abraham ont relégué l’importance d’une forte cohésion arabe autour de la question palestinienne. Il reste à savoir dans quelle mesure cette tendance à la désescalade se poursuivra en profondeur ou à grande échelle pour favoriser davantage le dialogue régional, mieux gérer les conflits et créer des cadres de coopération pour la sécurité, le commerce et le développement. Espérons que le désir de créer des chemins durables, loin des conflits sans fin, pourrait aboutir à une région Mena exempte d'armes nucléaires et d'autres influences qui divisent.
Hafed al-Ghwell est chercheur associé de l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université Johns Hopkins.
Twitter: @HafedAlGhwell
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Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com