Les pays du Moyen-Orient pourront-ils traverser cette décennie décisive?

Un plongeur utilise une simulation de caddie alors qu'il fait l'expérience de Deep Dive Dubai, la piscine la plus profonde du monde atteignant 60 m, aux Émirats arabes unis, le 10 juillet 2021. Photo d'illustration GIUSEPPE CACACE / AFP
Un plongeur utilise une simulation de caddie alors qu'il fait l'expérience de Deep Dive Dubai, la piscine la plus profonde du monde atteignant 60 m, aux Émirats arabes unis, le 10 juillet 2021. Photo d'illustration GIUSEPPE CACACE / AFP
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Publié le Vendredi 05 novembre 2021

Les pays du Moyen-Orient pourront-ils traverser cette décennie décisive?

Les pays du Moyen-Orient pourront-ils traverser cette décennie décisive?
  • Nous devons considérer les crises actuelles comme une preuve de la nécessité de renforcer la résistance des chaînes d’approvisionnement, des transitions énergétiques et des transformations économiques
  • Une solution probable consiste à investir dans un enseignement de haute qualité avec une révision des programmes scolaires en vue de préparer les étudiants à un monde hautement numérisé

Contrairement à de nombreuses prévisions, le redressement du monde après la pandémie de Covid-19 n’est pas une transition en douceur vers la normalité prépandémique. Les crises énergétiques, les perturbations des chaînes d’approvisionnement, les pénuries de puces et la menace persistante d’une reprise épidémique menacent de faire basculer le monde.

En conséquence, la menace qui pèse sur le plan d’action mondial de lutte contre le changement climatique est encore plus importante, car ce dernier repose sur une transition des économies mondiales vers les énergies renouvelables avec le moins de perturbations possible.

Supposons que les crises existantes – comme les chaînes d’approvisionnement mondiales qui ne se rétablissent pas avant 2022 ou les liaisons aériennes régulières qui ne reprennent pas avant une demi-décennie – continuent de compliquer les reprises post-pandémiques. Dans ce cas, les objectifs communs seront mis en danger au moment où des ambitions plus grandes et des actions plus audacieuses sont nécessaires.

La détermination de la région et du reste du monde ne devra pas faiblir. Nous devons considérer les crises actuelles comme une preuve de la nécessité de renforcer la résistance des chaînes d’approvisionnement, des transitions énergétiques et des transformations économiques mais aussi de favoriser une coopération approfondie contre les menaces communes pour anticiper les futures crises mondiales.

Malgré tous ses défis et ses failles, la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (Mena) se trouve au cœur de ces récentes évolutions, compte tenu de sa situation géographique unique, du monopole qu’elle exerce sur les goulets d’étranglement maritimes, des ressources en carburants fossiles, des déserts riches en soleil et des populations relativement jeunes, pour ne citer que quelques caractéristiques.

Cependant, exploiter ce potentiel nécessite un autre type de leadership et d’engagement, étant donné les innombrables complications – provoquées ou non par l’homme – qui poussent le monde au bord du gouffre.

Les gouvernements précédents et les sociétés du monde arabe disposaient en quelque sorte d’une position privilégiée, qui leur permettait de reporter des interventions critiques de peur de bouleverser des contrats sociaux de longue date, élaborés sur la base de compromis précaires entre des données démographiques, des intérêts et des influences disparates. Cependant, tous les futurs scénarios post-Covid-19 ont radicalement changé, entravant les reprises indispensables.

L’amélioration de la santé publique s’avère particulièrement importante pour garantir la durabilité des reprises post-pandémiques dans des économies qui ont perdu près de 200 milliards de dollars.

Hafed al-Ghwell

La pandémie a également obligé à repenser les modes de résolution des problèmes insurmontables. L’incontestable vérité est que la région ne peut ni retarder les interventions ni prendre le risque de considérer les défis d’aujourd’hui comme des éruptions momentanées plutôt que des moments déterminants.

Par conséquent, les questions et les réponses ne devraient pas se concentrer sur le moment où les incidences négatives de cette décennie décisive auront lieu – sachant qu’elles se sont déjà manifestées. Les gouvernements, les principaux décideurs et les intervenants du monde arabe devraient plutôt restreindre la liste des priorités et se concentrer sur ce qui peut être réalisé à court terme, ainsi que sur les moyens d’y parvenir. La mise en œuvre irréfléchie, à l’échelle de la société, d’initiatives qui nécessitent plusieurs années pour porter leurs fruits et atteindre les objectifs visés, ne fera qu’exacerber les problèmes existants.

À titre d’exemple, l'empressement à renforcer les filets de sécurité sociale, induit par la pandémie, aurait pu permettre d'offrir des bouées de sauvetage aux plus vulnérables dans les secteurs sensibles à la Covid-19. Cependant, ajouter des dépenses imprévues à des budgets publics déjà restreints évince d’autres priorités pour améliorer la qualité et l’accès aux services publics essentiels comme les soins de santé et l’éducation.

L’amélioration de la santé publique s’avère particulièrement importante pour garantir la durabilité des reprises post-pandémiques dans des économies qui ont perdu près de 200 milliards de dollars (1 dollar = 0,86 euro) depuis 2019.

Ce genre de compromis inconfortables apparaît également dans les plans visant à stimuler les possibilités de création d’emplois dans le secteur privé en faisant pencher la balance en faveur des talents locaux au lieu de la dépendance traditionnelle de la région vis-à-vis des expatriés ou de l’expertise étrangère. Sur le papier, cela pourrait contribuer à réduire les chiffres désastreux du chômage des jeunes dans la région, et même apaiser un mouvement populiste en plein essor, déclenché par une rupture du consensus mondial sur le travail, le commerce et les investissements au moment où les pays se replient de plus en plus sur eux-mêmes.

La montée en flèche du populisme et du nationalisme suscite de vives inquiétudes, à la lumière des rivalités, des tensions géopolitiques et des conflits incessants dans la région, souvent alimentés par des allégeances sectaires transfrontalières qui ont tendance à être plus fortes que les allégeances nationales.

Mis à part les ramifications politiques et sociales évidentes, la fuite massive des talents réduira la compétitivité des économies de la région et la capacité des gouvernements à tirer parti des grandes communautés d’expatriés pour attirer des flux d’investissements directs étrangers en cette période très délicate.

Après tout, la région aura besoin d’expertise et d’un capital humain important pour parvenir aux réductions prévues en matière de dépendance vis-à-vis des carburants fossiles, tout en stimulant la productivité et en accélérant les transformations pour renforcer la résilience nationale aux chocs extérieurs sans déclencher de récessions.

Malheureusement, la région ne peut espérer réaliser de telles ambitions sans revitaliser des secteurs privés anémiques qui ont souffert des restrictions archaïques et des réductions constantes de la part des gouvernements pour protéger des entreprises d’État inefficaces et souvent corrompues. Le renforcement du secteur privé est essentiel pour libérer le potentiel infini des innovations de rupture et des technologies de pointe, qui nécessitent des acteurs avisés, libres de toutes pensées ou pratiques inadaptées.

Si la région veut rattraper le rythme du changement dans le reste du monde, les gouvernements ne doivent plus résister ou ignorer l’adhésion sans réserve de l’économie mondiale à l’innovation de rupture en tant que moteur de la croissance. Même en l’absence de politiques majeures, le «changement» est bel et bien là. Il continuera de gagner du terrain, créant de nouvelles possibilités pour les entrepreneurs avisés tout en sapant les modèles commerciaux de ceux qui résistent à ce changement.

Les gouvernements peuvent faciliter ces transformations en encourageant la création de nouvelles technologies et en adoptant des pratiques innovantes dans le secteur public et les institutions, protégeant ainsi des sociétés entières des pires chocs grâce à leur grande capacité d'adaptation au changement.

Contrairement à la plupart des autres régions du monde, le Moyen-Orient est bien placé pour tirer parti du dividende démographique de sa vaste population de jeunes, si les gouvernements font les bonnes interventions pour accélérer le rythme de l’innovation, attirer les investissements et favoriser la croissance.

Cependant, de telles ambitions doivent être exécutées à des moments bien précis car plus le monde ou la région innove vite, plus il est probable que l’automatisation éradique les métiers traditionnels et redéfinisse complètement la notion de «travail» à l’avenir. Si cela est déjà une certitude, une solution probable consiste à investir dans un enseignement de haute qualité avec une révision des programmes scolaires en vue de préparer les étudiants à un monde hautement numérisé.

Les précédentes tentatives d’amélioration des normes éducatives furent pourtant un véritable casse-tête pour les gouvernements du monde arabe. En effet, chaque année, des milliers de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur ont du mal à trouver des emplois correspondant à leurs compétences et leur niveau d’études.

Pire encore, cette difficulté croissante aggrave non seulement les problèmes de chômage existants, mais elle sera également difficile à résoudre compte tenu du climat actuel. Les gouvernements sont, après tout, confrontés à l’exercice difficile d’assurer la survie des économies en empruntant davantage. Cependant, il en a résulté une pression sur les futures priorités en matière de dépenses, alors que des financements substantiels sont nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques, accélérer les transitions énergétiques et piloter les transformations à l’échelle nationale.

Le chemin est semé de défis complexes, souvent contradictoires, auxquels même les gouvernements les plus technocratiques ont du mal à faire face sans risquer de provoquer une implosion sur le plan local ou de devenir la proie d’intérêts extérieurs néfastes.

En outre, plus il faut de temps pour résoudre les problèmes quotidiens des citoyens, plus la désillusion et la méfiance risquent de s’installer, ce qui rendra encore plus difficile la mise en œuvre même des interventions les plus urgentes. Quand la confiance du public est ébranlée, les économies stagnent et les investisseurs s’en vont.

Par ailleurs, lorsque les gouvernements jouissent d'une certaine estime, contribuant à maintenir la cohésion sociale et à procurer un sentiment de sécurité souvent intangible, la difficulté consiste à garantir des progrès continus dans le contexte actuel des chocs extérieurs.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur associé de l’Institut de politique étrangère de l’École des hautes études internationales de l’université John Hopkins.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com