En 2012, Richard Millet, auteur d’un Éloge littéraire d’Anders Breivik, le terroriste norvégien d’extrême-droite, nous avait livré un verdict définitif : « Rien de ce que produisent les francophones n’est intéressant. » N’en déplaise à ce provocateur récidiviste, « la paupérisation de la littérature française » qu’il déplore n'est pas le fait des écrivains francophones qui n'ont jamais versé ni dans la fatuité du « Nouveau Roman » ni dans l'indigence de l'autofiction. En vérité, sans la francophonie, il manquerait à la bibliographie nationale de la France un grand nombre d’œuvres majeures témoignant de cette universalité du français dont Antoine de Rivarol faisait déjà l'éloge en 1784, à l'Académie de Berlin1. Certes, à l'époque, les « Papous », ciblés par Millet, « n'étaient pas encore entrés dans l'Histoire », pour reprendre cet autre verdict, inepte, formulé par un ancien président français...
Aujourd'hui, la francophonie est une conquête que l'on doit aux francophones seuls. Conquête irréversible, sans « Accords d'Evian » possibles, si j'ose dire.
Vive la francophonie libre !
En juillet 1990, je me trouvais à Québec, au Festival international d'été, comme membre du jury du Prix de la Chanson francophone. Avec feu Thierry Séchan (journaliste, parolier, frère du chanteur Renaud), nous étions deux jurés arrivés de France. Des chanteurs, il y en avait de tous les continents. Un répertoire d’une richesse impressionnante. Les délibérations furent laborieuses, même si un consensus se fit très tôt autour de deux noms. Pour ma part, je n’avais plus qu’un candidat en tête. Et jusqu’au dernier tour de table, je l'avais défendu bec et ongle. Un moment, une voix m’interpella : « Mais il a chanté en cajun ! » Je m’attendais à cette remarque. Pour toute réponse, je fis circuler une page de journal, Le Soleil (de Québec), dans son édition du jour. J’y avais signé une tribune intitulée : « Vive la francophonie libre ! » Un moment de flottement… Plusieurs jurés s’étaient mis à s’observer, puis à débattre... Le plus curieux, c’est que, sur les qualités artistiques comme sur la performance du chanteur en question, ils étaient presque tous d’accord. Sauf que l’artiste n’avait pas chanté en français ! Certes. Mais… Un dernier vote, à main levée… Résultat : « mon » candidat fut distingué par l’un des trois prix en jeu.
Si vous estimez comme moi que la francophonie est plus que le partage d’une même langue, et si vous tenez compte, comme il est dit sur le site de l’Organisation internationale de la Francophonie, du « contexte de diversité linguistique croissante », alors, il faudra revoir les rapports instaurés jusque-là entre la langue française et la francophonie. Je m’explique… Pour ne prendre qu’un exemple : la littérature.
Qu’est-ce qui justifie cette catégorisation qui distingue la littérature française de la littérature dite « francophone », et qui fait que, dans les librairies, les rayons de ces littératures se trouvent complétement séparés ?
La littérature française est tout aussi bien une littérature francophone, non ? Qu’est-ce qui justifie cette mise à l’écart, cette distinction (au sens de Bourdieu) ?
Plus qu’un partage de langue, la francophonie du XXIe siècle est une manière d’appréhender le monde et qui n’a plus rien à voir avec la francophonie des siècles passés. Aujourd'hui, on peut dire que la francophonie est une conquête que l'on doit non plus à l’influence française dans le monde, mais aux millions de francophones de par le monde. Et c’est là une plus-value inestimable, dans la mesure où toute langue étrangère acquise est une ressource de plus dans l’appréhension de l’autre et dans l’ouverture au monde. Voilà pourquoi et en quoi, soit dit en passant, l’opposition à l’apprentissage de l’arabe en France révèle un esprit borné, fermé sur lui-même, au bout du compte régressif.
Les francophones sont des conquérants
On connaît la fameuse formule de l’écrivain algérien Kateb Yacine qui s’était emparé de la langue française comme d’un « butin de guerre ». C’était le 2 décembre 1987, sur France 2, l’auteur de Nedjma répondait alors à Pierre Dumayet…
Métaphore datée que celle de « butin de guerre », mais qui mérite actualisation : oui, toute langue de plus dans les « bagages » d’un citoyen est une chance de plus de s’émanciper. Cela vaut pour l’anglais, l’allemand, l’espagnol comme pour l’arabe.
Non, comme disait Antoine de Rivarol, « il n’y a jamais eu sur terre ni sang pur ni langue sans alliage » !... Et question alliage, justement, la linguiste Henriette Walter nous apprend que sur les 35 000 mots que compte le français courant, 4 192 mots viennent de langues étrangères : 25% de l’anglais, 16% de l’italien, 13% du germanique. Comme je le montre dans mon Dictionnaire des mots français d’origine arabe, la langue d’Averroès, avec 10%, vient juste après la langue de Goethe. Ce qui signifie que l’arabe a donné au français plus de mots que l’espagnol, langue européenne.
Mais si le germanique, l’anglais, l’italien et l’arabe ont donné des mots au français, l’inverse est tout aussi vrai, peut-être même plus vrai. À commencer par l’anglais, évidemment : nombreux sont les mots que l’on croit être des anglicismes et qui sont en réalité des mots qui furent empruntés au français par l’anglais, et ce dès le XIIe siècle.
La langue de Molière n’est pas ma langue maternelle. Francophone, je me suis approprié cette langue non pas comme un « butin de guerre », mais comme on s'approprie une terre de conquête.
C’est ce qui m’a fait rejoindre le groupe de personnalités de la francophonie chargé de préparer le « contenu » de la future Cité internationale de la langue française, qui sera inaugurée en mars prochain par Emmanuel Macron au château de Villers-Cotterêts, là-même où le roi François 1er signa, en août 1539, l’Ordonnance établissant le français comme « langue officielle du droit et de l’administration en lieu et place du latin » (et de toute autre langue régionale).
Au demeurant, nous sommes nombreux de par le monde à être passés du statut de sujets, anciens colonisés, à celui d'acteurs d’une « mise en valeur ». Pour reprendre, mais à bon escient, l'expression que feu Alain Rey employa un jour pour définir le mot colonisation2. Et c’est cet apport des francophones du monde entier à la langue de Molière qui me fait conclure que la France, mère de la francophonie, est désormais, du moins à mes yeux, un pays francophone comme un autre.
1 De l’universalité de la langue française (Discours, prix de l’Académie de Berlin, 1784. Doc. BNF)
2 Pour avoir accolé cette locution de « mise en valeur » à la définition du mot « colonisation », en se prévalant de l'argument économique, Alain Rey fut pris à partie par Louis-Jean Calvet, l’auteur de « Linguistique et colonialisme ». Cf. Ma tribune sur Montherlant versus Camus : Pour en finir avec les bienfaits de la colonisation (https://www.montherlant.be/article-129-guemriche.html).
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
TWITTER: @SGuemriche
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.