PARIS: Un jour, lors d’un débat qui suivit une de mes conférences dans une médiathèque de France, on me posa cette question: «Pourquoi Éric Olivier a-t-il peur de la langue arabe?». J’y réponds dans ce texte, en prenant certes quelques détours…
Jean-Marc, un ancien confrère, est père de trois enfants, et un bon père. Français de souche, son éducation a été celle de tout bon citoyen ayant fréquenté l’école de la République. Hélas, l’école d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle qu’il avait connue.
Vous avez dit Rabzouz?
Qui s’est déjà retrouvé à la sortie d’un collège comprendra pourquoi Jean-Marc parle de tour de Babel. Et pas celle qu’ont connue ses ancêtres. Eux, à la récréation, ils entendaient, glissés dans un français parfait, des mots d’italien, de portugais, d’espagnol, des langues de civilisation, quoi!
Pas plus tard que samedi dernier, alors qu’il fêtait l’anniversaire de son cadet, qu’entend, l’ami Jean-Marc? Son fils, qui en découvrant son cadeau (un blouson de grande marque), s’écrie: «Wow! Mon rep! La marque que je kiffe grave!». En essayant le vêtement, il se tourne vers son frère, en s’exclamant: «Wesh, morray, ça t’fout le seum, hein! Wallah, chouf, chouf comme il est zeref, le fraté!».(1)
Vous y comprenez quelque chose, vous? D’après l’aîné, «kiffe, wesh, seum, wallah, et chouf, c’est du rabzouz ». Rabzouz, pour dire (gentiment) arabe. Cela rappellera peut-être à Éric Olivier ces mots, dans Les Misérables: «Quoi! Mais l’argot est affreux! C’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable!». Remplacez «argot» par «arabe», et nous voilà en 2021!
On a connu un temps où c’était l’anglais qui faisait peur. Pourtant, c’est un Français, Antoine de Rivarol, qui, en 1784, à l’Académie de Berlin, concluait son discours sur l’universalité de la langue française en ces termes: «Il n’y a jamais eu sur terre de sang pur ni de langue sans alliage!». En effet, ni le français, ni l’arabe ne sont des langues sans alliage.
«Qui a peur de la langue arabe»? De la langue d’Averroès et d’Avicenne, pas celle des cités, comme on dit. Cette peur n’est pas nouvelle dans l’histoire de France: elle existait déjà du temps où j’étais écolier dans l’Algérie française, où il nous était interdit de parler arabe en classe comme à la récré. S’il y a de vieux Bretons parmi les lecteurs de cette chronique, je les vois venir: ils vont me dire qu’ils ont, eux aussi, connu ce genre d’interdiction…
L’arabe, langue «régionale» de France?
Voilà qui nous ramène à la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts, par laquelle François Ier imposa l’emploi du seul français dans les jugements et les actes administratifs. Exit, donc, les langues régionales (2). Or, c’est le même François Ier qui, en 1539, décida d’introduire en France les langues orientales, et c’est moins d’un demi-siècle plus tard, en 1587, que le roi Henri III créera la toute première chaire d’arabe au Collège de France.
Ce besoin de recourir à des mots d’origine arabe, sans le savoir, on le retrouve chez tous les auteurs contemporains. Qui n’a pas lu Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, ce si sympathique détracteur de l’islam? Je l’ai lu de bout en bout, mais à «contre-sens»: en commençant par la dernière page! Donc, j’ai remonté les Particules élémentaires de la dernière page à la première, en notant systématiquement tous les mots d’origine arabe. Résultat: 272 mots sur 386 pages!
J’imagine que notre Éric Olivier, lui, y verrait non plus une intégration mais une contamination. Ah! L’inénarrable Éric Olivier! Qui n’a pas lu son best-seller, Le Suicide français? Pardon? Je confondrais avec Zemmour? Pas du tout. C’est juste un retour aux sources. Car notre polémiste, on le sait, est d’origine berbère, plus exactement juive berbère, et en berbère, le mot zemmour désigne l’olivier, voilà tout!
Vous n’avez pas remarqué que depuis quelques années, les antianglicistes se sont calmés? Même les Identitaires qui fustigeaient jusque-là l’invasion de l’anglais commencent à faire profil bas. L’anglais, après tout, c’est Shakespeare, alors que l’arabe, c’est avant tout le Coran! Même si vous invoquez Averroès, Al-Khuwārizmi ou, plus près de nous, Naguib Mahfouz, Nobel de littérature, cela ne pèse pas lourd…
Au fait, savez-vous quel est le nom qui, de nos jours, est le plus employé dans notre monde informatisé? Eh bien, je viens de l’évoquer: Al-Khuwārizmi, d’où nous vient le mot algorithme, nom transcrit au XIIIe siècle par l’Italien Gherardo da Cremona, dans le titre de son ouvrage Dixit Algorismi, qui traitait de la numération décimale chez le mathématicien Abu Ja'far Mohammed ben Moussa al-Khawārizmi, né en 780 à Khwarezm (d’où son surnom), et mort en 850 à Bagdad.
L’arabe: de Maïmonide à l’Académie française
Il faut savoir que Gherardo da Cremona fut un grand traducteur des œuvres scientifiques arabes de l’Espagne arabo-andalouse. Il vécut à Tolède de 1150 à 1157, où il étudia la langue arabe, avant de s’engager dans la traduction de ce qui constituait, nous dit Wikipédia, «les trésors scientifiques de l’Antiquité»! Il était un contemporain d’Averroès, mais également de Maïmonide, le célébrissime talmudiste, auteur du Guide des Égarés, rédigé en arabe, et à qui l’on doit un précieux Lexique de logique, ainsi que Le Traité des huit chapitres, en arabe également (ou en arabe avec des caractères hébreux), une sorte de guide de «développement personnel» avant la lettre! Une œuvre bien accueillie partout, soit dit en passant, sauf en Espagne et en… France! Un juif écrivant en arabe, voilà qui était et qui est, aux yeux de certains, pour le moins suspect…
Il faudrait écouter une éminente linguiste, Henriette Walter, native de Sfax (Tunisie), spécialiste des «mots français venus d’ailleurs», qui nous dit: «Savoir l’arabe, connaître cette culture, est une chance extraordinaire. Il y a là une poésie inimaginable, dans laquelle le son prime sur le sens, comme si le vers de Verlaine était réalisé: “De la musique avant toute chose !"»(3). Selon Mme Walter, sur les 35 000 mots que compte le français courant, 4192 mots viennent de langues étrangères: 25 % de l’anglais, 16 % de l’italien, 13% du germanique. Mon Dictionnaire (4) compte environ 400 mots (dont quelques-uns empruntés au persan et au turc), admis pour une bonne part dans le Dictionnaire de l’Académie française, dès sa toute première édition (1694)! Cela revient à dire que sur les 4192 mots d’origine étrangère, près de 10% viennent de l’arabe. Ce qui signifie que l’arabe a donné au français plus de mots que l’espagnol, langue européenne. Imagine-t-on alors les Immortels de l’Académie française dire un jour au mot coupole, ou jupe, ou arobase, ou chiffre, ou zéro, ou raquette, ou hasard, ou magasin, ou zénith: «La langue française, tu l’aimes ou tu la quittes!»?
(1) Pour les curieux, du même auteur: Petit Dico à l’usage des darons et daronnes (Seuil, 2017).
(2) «Une proposition de loi de l'opposition pour protéger et promouvoir les langues régionales a été adoptée définitivement après son vote surprise à l'Assemblée, jeudi 8 avril. Malgré l'appel du groupe LREM à repousser le texte, celui-ci a été largement adopté par 247 voix pour, 76 contre et 19 abstentions» (AFP, 8-4-21).
(3) Interview, par Antoine Perraud: La langue arabe est un outil d’ouverture dans une France refermée sur elle-même, Mediapart 15-9-2018).
(4) Dictionnaire des mots français d’origine arabe (et turque et persane) Seuil, 200 ; Points-Poche, 2012 et 2015
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Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
TWITTER: @SGuemriche
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.