Le climat délétère qui règne en France, et que le coronavirus n’a fait qu’attiser, semble prêter à des actes islamophobes des circonstances atténuantes. Ensuite, on vous concocte une loi contre le séparatisme, la chose la mieux partagée au monde: par la distinction de classes et la distanciation sociale (sic), y compris en démocratie! Mais, à propos, qui a commencé par «séparer»?
L’entre-soi: ce séparatisme qui ne dit pas son nom
Ce qui s’est passé à Rennes le 11 avril dernier sur les murs du centre culturel Avicenne traduit une panique – j’allais dire une panique générale; en réalité, si elle est générale, c’est le fait des médias, et non de l’homme de la rue. Les auteurs de ces actes islamophobes (ce qualificatif en cache un autre, inavouable) semblent dopés par les débats sans contradicteurs où règne l’entre-soi, particulièrement sur les chaînes d’information en continu et sur les sites de certains «communicants». L’entre-soi? Un séparatisme qui ne dit pas son nom.
Au commencement est le séparatisme institutionnel, oui. Certes, le séparatisme réactionnel ne fait pas dans la dentelle; c’est un euphémisme. Et je m’étonne que l’on n’ait jamais osé soumettre (sic) l’islam de France à la question – pardon, au fameux Questionnaire de Napoléon, du moins à une version adaptée, comme il fut soumis, en 1806, à l’Assemblée des notables juifs de France...
Comme son épithète l’indique, le séparatisme réactionnel, attribué à l’islam de France, a commencé par être une réclusion forcée, en marge de la République, avant de devenir une option de survie, d’autoprotection, avant de constituer, pour finir, une réaction. Tout comme le séparatisme, la «réaction» est la chose la mieux partagée, surtout par temps de crise: ainsi les tags, les profanations et les actes antirépublicains relèvent tout aussi bien du réactionnel.
Pour en revenir au centre Avicenne, que nous disent ces tags sur leurs auteurs? D’abord, que nous avons affaire à des personnes qui maîtrisent mal la langue de Molière, ce qui est souvent le cas dans ce genre de «croisade» langagière, que ce soit sur les réseaux sociaux, sur les murs d’un lieu de culte (mosquée ou synagogue) ou sur les tombes d’un cimetière (musulman ou juif). Ne pas maîtriser les règles du français, pour des défenseurs de l’identité française, voilà qui disqualifie les (f)auteurs eux-mêmes, quand on sait que la France exige de tout candidat à la naturalisation la parfaite maîtrise de la langue nationale!
Quand des séparatistes se mettent... Martel en tête
Ensuite, ce que nous disent ces tags, c’est que les mythes ont la peau dure. Parmi ces inscriptions, nous lisons cet appel au secours lancé à un certain Charles Martel. Oui, c’est un classique. Déjà, durant la campagne présidentielle de 2012, un slogan fut taggué sur les murs de tout le pays: «Martel: 732; Le Pen, 2012!». Mais, au grand dam de nos courageux tagueurs, et comme le disait Coluche: «En l’an 732, Charles Martel arrêta les Arabes à… moitié!»
«Charles Martel, sauve-nous!» Mais – et c’est une grande historienne, Suzanne Citron, qui nous le dit dans Le Mythe national: «Le contexte géopolitique de l'événement de “Poitiers” est indispensable à comprendre si l'on veut dissiper l'illusion [selon laquelle,] aux VIIe et VIIIe siècles, “notre pays” existait déjà et que “Charles Martel a sauvé la France”…»
À ceux qui croient encore que le vainqueur de Poitiers fut surnommé «Martel» parce qu’il avait «martelé» les Arabes: qu’ils sachent que, malgré la conversion de Clovis, le paganisme était resté vivace chez les Francs. Au VIIIe siècle, ils vénéraient, entre autres idoles, le dieu Thor, une divinité nordique qui avait pour attribut un marteau… Tiens! Un marteau? Eh bien, voici ce qu’en dit l’historien Augustin Thierry dans ses Lettres sur l’histoire de France: «Le Charles Martel de nos histoires, Karl-le-Marteau, comme l’appelaient les siens, d’un surnom emprunté au culte aboli du dieu Thor […].»
Et que ceux qui, par leurs tags, associent dans un même SOS le Christ et Charles Martel sachent que leur héros était mal vu par l’Église. En effet, il s’en appropriait les biens et les distribuait à ses officiers, ce qui valut ce cri de colère à Jean Poldo d’Albenas, l’un des pères du protestantisme nîmois: «Ô Charles Martel, dilapidateur et enragé tyran!»…
«Sauve-nous!» Ce fut ce même cri que le pape Grégoire III, menacé par les Lombards, lança au tombeur des Sarrasins. En vain! D’où ce reproche du pontife:
« […] Quoique nous nous soyons adressés à vous, très excellent fils, nous n’en avons reçu jusqu’à présent aucune consolation. […] Quelle douleur nous perce le cœur, voyant des enfants si puissants ne faire aucun effort pour défendre leur mère spirituelle, la sainte Église de Dieu […].»
Histoire de la bataille de Poitiers (Perrin, 2010)
Charles venait de battre en retraite après avoir tenté de prendre Narbonne, occupée, en 739, par les Arabo-Berbères depuis 719 (c’est son fils, Pépin le Bref, qui, en 759, réussira à en chasser les envahisseurs). Furieux d’avoir échoué, il donna quartier libre à ses troupes qui se vengèrent en saccageant Agde, Béziers, Maguelone et Nîmes, dont ils incendièrent les arènes.
Voilà donc le héros dont nos tagueurs attendent encore le secours!
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018); Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011); Abd er-Rahman contre Charles Martel – Histoire de la bataille de Poitiers (Perrin, 2010); Dictionnaire des mots français d’origine arabe (Seuil, 2007).
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.