Fouad Laroui au mont Saint-Michel : Plaidoyer pour les Arabes, vers un récit universel

Ibn Battûta en Égypte, lithographie du XIXe siècle de Léon Benett. Domaine public.
Ibn Battûta en Égypte, lithographie du XIXe siècle de Léon Benett. Domaine public.
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Publié le Jeudi 05 août 2021

Fouad Laroui au mont Saint-Michel : Plaidoyer pour les Arabes, vers un récit universel

Fouad Laroui au mont Saint-Michel : Plaidoyer pour les Arabes, vers un récit universel
  • Fouad Laroui fait le tour en présentant au lecteur des références irréfutables, de quoi mettre au jour le déni des apports «arabes» à la civilisation universelle
  • l’auteur livre au monde une somme d’une richesse impressionnante, servie par une argumentation imparable

Voici un ouvrage qui fera date. En principe, on ne risque une telle affirmation qu’au bout d’une «lecture» analytique. Alors, disons-le autrement: avec cet essai, et mieux qu’un plaidoyer, l’auteur livre au monde une somme d’une richesse impressionnante, servie par une argumentation imparable. De chaque question soulevée à des fins de démonstration ou de déconstruction, Fouad Laroui fait le tour en présentant au lecteur des références irréfutables, de quoi mettre au jour le déni des apports «arabes» à la civilisation universelle.

Mais que l’on ne s’y trompe pas (sur le titre: Plaidoyer): pour une fois nous est épargnée la sempiternelle nostalgie d’un indépassable Âge d’or arabe! Ici, il s’agit plutôt d’un «état des lieux» rétrospectif des apports aux mathématiques, à la médecine et à l’astronomie, comme aux sciences humaines (sociologie, philosophie) par des hommes dont la quête du savoir et du progrès aura fait des continuateurs du génie grec et non pas de simples compilateurs, avant d’en faire des devanciers pour le reste du monde. Un état des lieux, qui est aussi une réparation. La réparation d’une injustice, commise sciemment par les historiens des sciences et des idées pour qui le génie «arabe» ne fut qu’une ombre portée du génie grec, héritage d’un Occident omniscient.

Si des voix autorisées, à commencer par René Étiemble, ont fini par désigner Ibn Khaldoun (et non plus Durkheim) comme le vrai «fondateur de la sociologie», combien d’autres voix, institutionnelles, continuent d’ignorer Ibn Battûta (1308-1368), le Marco Polo tangérois, et Al-Idrissi, le «fondateur» de la géographie

On se souvient de l’imposture d’un certain Sylvain Gouguenheim, historien médiéviste, et de son Aristote au mont Saint-Michel, qu’un éditeur réputé pour son sérieux accepta de publier sans état d’âme. On sait aussi le scandale soulevé par cette imposture: une fois n’est pas coutume, historiens et spécialistes de la civilisation «arabo-musulmane» l’ont dénoncée, et souvent avec vigueur. Eh bien, on peut dire que ce «plaidoyer» va plus loin: il démonte point par point, références et faits à l’appui, les contrevérités et autres falsifications indignes d’un universitaire. Oui, Laroui nous livre ici l’anti-Gouguenheim, en revisitant Ptolémée, Copernic et autres Galilée, rétablissant ainsi des vérités historiques et rendant à César ce qui appartient à César.

Si des voix autorisées, à commencer par René Étiemble, ont fini par désigner Ibn Khaldoun (et non plus Durkheim) comme le vrai «fondateur de la sociologie», combien d’autres voix, institutionnelles, continuent d’ignorer Ibn Battûta (1308-1368), le Marco Polo tangérois, et Al-Idrissi, le «fondateur» de la géographie (on lui doit, en effet, les toutes premières cartes). Et Fouad Laroui se fait fort de citer la récrimination d’Étiemble, qui fut proche de Taha Hussein, contre «ceux qui en Sorbonne, voilà un quart de siècle, ne voulaient pas savoir de moi que le fondateur de la sociologie est Ibn Khaldoun!». Dans ce «plaidoyer», justice est rendue également à Al-Jâhiz, auteur de près de deux cents ouvrages parmi lesquels le célèbre Livre des animaux dans lequel il pose, avant la lettre et un millénaire avant Darwin, l’hypothèse d’une «évolution des espèces»… Le premier, Ibn Khaldoun, né et mort à Sebta (Ceuta, 1100-1165), sous l’Empire almoravide, élabora un grand Atlas du monde connu de son époque ; le deuxième, né et mort à Bassora (776-867), sous le califat abbasside (période marquée par la diffusion élargie des traductions du grec), se familiarisa très tôt avec la pensée d’Aristote.

Un «Plaidoyer»? Ou juste un rétablissement de réalités historiques? Voyons voir (Et, là, je cite l’auteur).

L’auteur livre nombre d’autres «correspondances», d’autres «coïncidences» entre des écrits séparés par un millénaire!

L’auteur livre nombre d’autres «correspondances», d’autres «coïncidences» entre des écrits séparés par un millénaire! Et c’est ce qui fait la valeur de cet essai au contenu sans précédent. Des preuves et des faits, pas des conjectures ou des hypothèses! D’où le questionnement de Fouad Laroui: «Plus que jamais, la question me taraude: pourquoi n’enseigne-t-on pas cela, ces apparentements, ces coïncidences, ces convergences de l’esprit humain – qu’il s’exprime en arabe, en latin ou dans n’importe quel idiome?»

En fait, l’auteur, qui est professeur de littérature à l’université d’Amsterdam, évoque lui-même une exception… Un jour, il assista à la leçon inaugurale du titulaire de la chaire d’ophtalmologie de la même université, à savoir le professeur P. J. Rigens. Le titre: D’Ibn Sina à Snellen (ce dernier, célèbre pour ses contributions au développement de l’ophtalmologie). Voici ce qu’écrit le professeur maroco-néerlandais:

«Mon collègue consacra le premier quart d’heure de sa leçon à chanter les louanges des premiers siècles de l’Islam. Ce fut un temps, affirma-t-il, d’ouverture scientifique, de curiosité, de tolérance et de liberté intellectuelle à une époque où l’Occident était plongé dans les ténèbres. P. J. Rigens, il faut le souligner, est de culture chrétienne et il prononça ce discours dans une université qui se dit et se veut protestante (…). Qu’est-ce qui a poussé ce bon professeur à faire de sa leçon inaugurale d’ophtalmologie une occasion de dire tout le bien qu’il pensait de l’islam des origines? Je lui ai posé la question, au cours de la réception qui a suivi la cérémonie (…). Rigens s’est expliqué. En fait, comme beaucoup d’intellectuels, il est profondément préoccupé par le fait que c’est l’ignorance qui domine aujourd’hui dans les échanges entre civilisations. Les uns croient que les Arabes et les musulmans sont des barbares (…), les autres croient que l’Occident est un gigantesque lupanar (…). En profitant de cette occasion solennelle pour faire l’éloge d’Ibn Sina, mon collègue entendait apporter sa contribution à une meilleure connaissance de l’Histoire de l’Islam (…).»

Voilà, parmi des dizaines d’autres témoignages, ce qui rend aussi suspect que déplorable le fameux Aristote au mont Saint-Michel, véritable imposture intellectuelle qui aura fait couler tant d’encre et secoué le petit monde des historiens médiévistes. Longtemps avant ces derniers, Nietzsche écrivait dans L’Antéchrist (1896): «Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et plus tard il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (…)».

En conclusion, et pour reprendre ma première phrase, si cet ouvrage ne fera pas date au moins poussera-t-il de futurs médiévistes à reconsidérer les contenus des manuels d’histoire et des leçons qu’on leur aura inculquées du lycée à l’université. Et il était temps qu’un Fouad Laroui leur offrît une telle opportunité.  

    

1. Roger Bacon lui-même note dans son Opus majus (1267) que «beaucoup de propositions d’Aristote ont été corrigées par Ibn Sina et Ibn Rochd – et etiam Avicenna et Averroes plura de dictis ejus correxerunt (éd. J. H. Briges, p.14, Oxford, Clarendon – Version numérique 2010) ;
2. Alain de Libera: «Notre conviction est que l’histoire de l’aristotélisme occidental est, pour une large part, celle d’un emprunt (aux Arabes). On peut encore exprimer cela plus brutalement, en disant que le penseur européen des XIIIe et XIVe siècles n’est qu’un produit d’importation (…) Les théologiens du XIIIe siècle, comme Albert le Grand ou Thomas d’Aquin ont silencieusement pillé les arguments théologico-philosophiques arabes, qu’ils lisaient dans l’ouvrage d’un penseur juif du XIIe siècle, Le Guide des Égarés de Maïmonide.»
3. Dans Le Livre des animaux, justement, écrit en 847, donc plus de mille ans avant le livre de Darwin (1859), voici ce qu’on peut lire: «Les facteurs environnementaux poussent les organismes à développer de nouvelles caractéristiques pour assurer leur survie, le transformant ainsi en de nouvelles espèces (…) Les animaux s’engagent dans une lutte pour l’existence.» (Struggle for existence sera le titre du troisième chapitre du livre de Darwin). Puis vient l’essentiel: «Les animaux qui survivent transmettent leurs caractéristiques à leur progéniture». Et Fouad Laroui, de se demander: «Y a-t-il formulation plus claire du darwinisme, même si Jâhiz parle de “développer” et Darwin de “sélections”?» 

Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).

TWITTER: @SGuemriche

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.