Une université des sciences humaines aux Émirats arabes unis, une société de philosophie en Arabie saoudite en concomitance avec le début de l'enseignement de la philosophie et de la pensée critique dans l'école publique; il s'agit donc – pas moins – d'une réelle révolution culturelle dans le Golfe.
Le recours à la philosophie et aux sciences humaines ou sciences herméneutiques historiques selon la formulation heureuse de Habermas vient à point nommé pour affronter les tendances obscurantistes et extrémistes qui ont miné la paix civile dans le monde arabo-musulman et attisé les sentiments de haine et de discorde vis-à-vis de l'autre.
L'intérêt pour la méthode critique et la démarche conceptuelle manifeste donc l'ampleur de la conscience des défis culturels auxquels se confrontent actuellement nos sociétés, après une longue période où la philosophie qui est l'apanage du rationalisme a été vouée aux gémonies.
La philosophie à la rescousse ici n'est pas le discours systématique technique des professionnels de la discipline, mais l'approche «questionnante», argumentative, de la pluralité humaine, comme la définit une longue tradition qui remonte à Platon, le fondateur même de la philosophie.
L'enjeu crucial ici est la problématique du vivre-ensemble qui se pose avec acuité aujourd'hui dans le contexte arabe.
Le recours à la philosophie et aux sciences humaines ou sciences herméneutiques historiques selon la formulation heureuse de Habermas vient à point nommé pour affronter les tendances obscurantistes et extrémistes qui ont miné la paix civile dans le monde arabo-musulman et attisé les sentiments de haine et de discorde vis-à-vis de l'autre.
Seyid ould Abah
Par «vivre-ensemble», nous désignons les exigences de cohabitation pacifique, de vie commune, de solidarité bienveillante, qui s'imposent à toute communauté humaine dans sa diversité.
Cette problématique dépasse largement, dans ses contours conceptuels, l'idée démocratique qui est, à l'origine, un mécanisme adéquat pour réguler l'effet du pluralisme dans des sociétés qui ont brisé les chaînes des appartenances dogmatiques imposées.
Les mécanismes de représentation et de légitimation inhérents à la pratique démocratique ne sont pas en soi des gages de vivre-ensemble harmonieux: ils nécessitent comme conditions d'efficience un socle libertaire socio-culturel solide. À défaut de ce socle, ces mécanismes compétitifs pourraient avoir des effets corrosifs sur la paix civile.
Réduire donc la question du vivre-ensemble aux procédures démocratiques est un leurre mystificateur. Dans le monde arabe actuel, les exigences du vivre-ensemble se déclinent en trois concepts philosophiques clés: la reconnaissance, la tolérance et le consensus.
La reconnaissance est une notion polysémique qui couvre deux champs sémantiques imbriqués: l'égalité dans la dignité comme valeur humaniste universelle et le droit à la différence qui est la base d'une politique d'identités différenciées et reconnues. Cette notion mérite d'être bien ancrée et implantée dans le tissu juridique et politique arabe pour surmonter les vicissitudes des luttes de reconnaissance identitaire dans des sociétés sujettes à un processus de fragmentation continue.
Le concept de consensus, qui est le fond théorique et normatif de l'idée démocratique, renvoie à la question de légitimité dans un contexte pluraliste qui ne pourrait être régi par des doctrines compréhensives imposées ou par un pouvoir autoritaire arbitraire.
Seyid ould Abah
La tolérance est à la fois une vertu éthique cardinale, une idée régulatrice et un fondement normatif. Elle fut l'axe majeur de la philosophie des Lumières en Europe. Un grand effort a été mené ces dernières années pour enraciner et absorber le concept de tolérance dans la pensée islamique. D’illustres institutions comme le Forum d'Abu Dhabi pour la paix, la Ligue islamique mondiale, le conseil des sages musulmans ont largement contribué à cet effort louable.
Le concept de consensus, qui est le fond théorique et normatif de l'idée démocratique, renvoie à la question de légitimité dans un contexte pluraliste qui ne pourrait être régi par des doctrines compréhensives imposées ou par un pouvoir autoritaire arbitraire. Le consensus visé ici est nécessairement partiel, mouvant, dynamique. Il opère par «recoupement» selon le terme de John Rawls et n'est jamais définitif ou exclusiviste. La culture du consensus fait défaut dans le monde arabe. Il est souvent supplanté soit par les accords forcés ou les compromis mous. Les stratégies discursives de délibération ou de discussion publique qui sont les conditions élémentaires de la démocratie réelle manquent lourdement dans les sociétés arabes maintenues en otages par les idéologies absolutistes radicales qui s'accommodent tactiquement avec les procédés électoraux.
La réflexion philosophique critique apparaît donc comme le chemin propice aux politiques efficaces de concorde et de vivre-ensemble qui sont des objectifs cruciaux à atteindre pour affranchir notre monde arabe du marasme dans lequel il sévit.
La philosophie, tout en étant animée par l'esprit de la sagesse, de la conceptualisation constructive et peut même devenir une thérapie de salut, se distingue toutefois par sa vocation subversive qui est sa vertu critique et sa fonction salvatrice.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.