Le philosophe français prolixe Michel Onfray revient dans le dernier numéro de l'hebdomadaire parisien Le Point (29 juillet) sur la célèbre thèse du Clash of Civilizations du politologue américain Samuel Huntington vingt vingt-cinq ans après la parution de son livre avec cette formule comme titre.
L'idée principale que défend Michel Onfray est que les événements réels ont donné raison à Samuel Huntington face à ses détracteurs, qui seraient essentiellement les «idéologues de Davos», «les multiculturalistes», et «les postmodernes deleuziens»...
Selon Michel Onfray, le choc des religions et des cultures a secoué le monde durant les deux dernières décennies, le séisme du 11 septembre 2001 en étant le symbole révélateur. Le phénomène du terrorisme dit «islamique», les guerres civiles qui s’embrasent dans des contextes de confrontation interreligieuses, les problèmes des minorités confessionnelles en terre d'islam, la migration musulmane galopante en Europe... seraient des signes notoires de cette guerre civilisationnelle annoncée par Samuel Huntington.
Rares sont ceux qui savent que l'écrivain marocain Mahdi Elmendjara fut le premier à user de cette formule de guerre civilisationnelle en 1991, pour examiner le nouveau monde issu de la fin de la guerre froide.
Si l'approche de Mahdi Elmendjara n'avait, à l'époque, pas suscité un grand intérêt (elle était trop marquée par sa lecture erronée de la guerre de libération du Koweït), celle de Samuel Huntington a longtemps occupé les esprits et les plumes.
Elle fut l'objet d'un consensus paradoxal entre l'extrême droite européenne islamophobe et ethnocentriste et l'islamisme radical flatté dans son ego par la thèse de rivalité compétitive entre la «civilisation islamique» et la «civilisation occidentale» dominante.
Bien que Samuel Huntington ait énuméré dans son diagnostic des guerres des cultures plusieurs îlots civilisationnels, la ligne de fracture qui lui paraissait menaçante était la ligne d'affrontement islamo-occidentale.
Il y a lieu de mentionner ici que ce paradigme civilisationnel est très ancré dans les écrits idéologiques des mouvements islamistes, depuis le début de la deuxième moitié du vingtième siècle.
La tradition qutbiste (Sayyid Qutb et Mohamed Qutb) a diffusé l'idée de «l'invasion culturelle occidentale» et le devoir de se libérer de l'hégémonie civilisationnelle de l'Occident. L'élément complémentaire à cette idée est la quête effrénée d'une identité culturelle «indemne» de toute influence occidentale, sur la base d'un système de valeurs autonome et une conscience d'authenticité ferme.
Une autre formule de cette thèse de l'authenticité culturelle spécifique apparaissait chez le réformiste algérien Malek Bennabi qui a prôné dans le contexte où a émergé le bloc des non alignés la coalition des cultures afro-asiatiques contre la domination de «l'homme blanc» occidental.
Mais le propre de la thèse de Samuel Huntington est de transformer cette approche bien répandue en clé d'appréhension de la nouvelle configuration du système international.
Bien que Samuel Huntington ait énuméré dans son diagnostic des guerres des cultures plusieurs îlots civilisationnels, la ligne de fracture qui lui paraissait menaçante était la ligne d'affrontement islamo-occidentale.
Samuel Huntington écrivait à une période trouble de l'Histoire de l'Europe ensanglantée par le drame bosniaque. Les idéaux utopistes du «New middle East» et de l'union de la Méditerranée qui ont vu le jour dans la dynamique des accords arabo-israéliens avaient volé en éclats.
Si l'obsession de la confrontation civilisationnelle s'est estompée à la fin des années 1990, les événements tragiques du 11 septembre 2001 ont été considérés par beaucoup d'analystes comme la corroboration de la thèse de Samuel Huntington.
Cette même thèse a resurgi également dans le contexte de la poussée des mouvements populistes en Occident durant ces cinq dernières années. Le nouveau variant de ce paradigme ne met plus l'accent sur la contradiction présumée entre la modernité libérale conçue comme l'âme civilisationnelle de l'Occident et l'islam comme défi culturel réfractaire à la modernité, il appréhende plutôt cette confrontation comme contradiction radicale entre deux identités fondées sur des bases religieuses antinomiques (les racines judéo-chrétiennes de l'Occident et l'islam oriental).
Cette vision tronquée de l'Histoire culturelle des deux espaces islamique et européen, nourrit les mouvements idéologiques «nativistes» qui prônent la défense névrotique de la pureté originelle européenne face aux «nouvelles invasions barbares». Cette tendance s'articule de nos jours autour de la théorie du «grand remplacement» vulgarisée par l'écrivain extrémiste Renaud Camus qui a l'oreille des mouvances populistes de la droite en France et dans le reste de l'Europe.
Vingt-cinq ans après la parution de l'ouvrage controversé de Samuel Huntington, on peut affirmer avec grande sérénité, que l'évolution du système international a démontré que les Arabes et les musulmans ont été les premières victimes de la guerre effective entre la civilisation et la barbarie au visage terroriste violent. Quant à l'islam et la chrétienté, comme religions et cultures, ils n'avaient rien à voir avec ces scènes d'horreur.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français