Les nouvelles guerres mondialisées

Un médecin légiste ukrainien examine des éclats d'obus à la suite d'une frappe de missile dans le village de Dokuchaievske près de Kharkiv le 21 août 2022 (Photo, AFP).
Un médecin légiste ukrainien examine des éclats d'obus à la suite d'une frappe de missile dans le village de Dokuchaievske près de Kharkiv le 21 août 2022 (Photo, AFP).
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Publié le Lundi 22 août 2022

Les nouvelles guerres mondialisées

Les nouvelles guerres mondialisées
  • Nous vivons ces jours-ci les horreurs et fureurs des guerres qui ont dévasté l'Europe des XIXe et XXe siècles
  • La célèbre formule de l’écrivain français Paul Valéry, «Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles», nous interpelle désormais plus que jamais

La guerre qui s'est déclenchée en Ukraine au mois de février est en train de s'enliser, faisant tache d'huile dans une Europe en pleine amertume.
La question de la guerre, occultée dans la pensée occidentale, resurgit désormais après une longue période d'accalmie.
Nous vivons en effet ces jours-ci les horreurs et fureurs des guerres qui ont dévasté l'Europe des XIXe et XXe siècles.


La lecture du célèbre roman de l'écrivain russe Léon Tolstoï, Guerre et Paix, nous replonge dans cet environnement morose et ahurissant.
Depuis que la guerre constitue une menace de destruction massive et même totale de l'humanité, après les deux Guerres mondiales du XXe siècle, l'ordre mondial s'est attaché à la bannir de l'horizon politique comme modalité légale de compétition et d'affrontement.


La conception hobbesienne de la politique comme pacification assurée par l'autorité souveraine de l'État monopolisant la violence légitime a prévalu dans le système de gouvernance mondiale. C'est ainsi que l'approche juridique des relations internationales a remplacé graduellement la compétition de force et d'intérêt qui a été la caractéristique ultime des rapports entre les États et nations.


Certes, la pensée européenne des lumières a entretenu dès le XVIIIe siècle l'utopie de «la paix perpétuelle», élaborée par l'abbé de Saint-Pierre et développée par Kant, mais cette propension moraliste a été critiquée par d’éminents philosophes tels que Leibniz, Rousseau et Voltaire, qui la considéraient comme chimérique et irréaliste.
Toutefois, l'idéal de la paix perpétuelle a survécu aux pires atrocités des guerres européennes du siècle dernier.


La conjoncture de la guerre froide, quoique régulée par l'équilibre de terreur qui a limité le champ de l'affrontement armé entre les puissances mondiales, a engendré un ordre normatif consensuel qui prohibe la guerre offensive et circonscrit l'usage de la force à l'autodéfense légitime en cas d'agression extérieure. Des dispositions spécifiques consensuelles ont été arrêtées pour préserver la paix mondiale lors des cas exceptionnels qui exigent l'emploi des moyens coercitifs contre des États belliqueux (article 7 de la charte des Nations unies).


Les guerres de libération du Koweït (1991) et de la Bosnie-Herzégovine (1992) reflétaient la large cohésion internationale sur les dossiers brûlants mondiaux.
Cependant, les interventions armées successives des puissances occidentales ont conduit à raviver le vieux concept théologique de «guerre juste», qui supplante la légalité juridique institutionnelle par les impératifs moraux et humanitaires absolutistes. La guerre de l'Irak en 2003 a été la consécration notoire de cette régression aux schèmes théologiques de la guerre juste.

La question de la guerre, occultée dans la pensée occidentale, resurgit désormais après une longue période d'accalmie.

Seyid ould Abah

Après les Guerres mondiales et les guerres de libération de la deuxième moitié du XXe siècle, un nouveau mode de conflictualité a vu le jour; il s'agit des guerres civiles mondialisées qui débordent les frontières géographiques et les délimitations juridiques souveraines. Le politologue américain Samuel Huntington a cru pouvoir cerner ces nouveaux antagonismes sous l’appellation de «guerres de civilisation». D'autres chercheurs ont préféré parler des «sociétés guerrières» évoquant ainsi le rôle de plus en plus crucial des acteurs sociaux non étatiques dans les nouveaux phénomènes de violence.


Dans son livre intitulé La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, le philosophe italien Giorgio Agamben reprend le concept grec de «stasis» («guerre civile») qui serait selon lui «le paradigme constitutif de la politique occidentale». Si, pour les Grecs, la guerre civile interne à la cité est le seuil même de la politisation de la communauté, la sortie de la violence de l'état de nature est devenue dès la modernité l'exigence constitutive de l'acte politique. Le prix de cette sortie devient dès lors l'éjection de «l'état d'exception» de l'arsenal juridique instituant l'ordre politique bien que cet état soit la condition préliminaire du pouvoir constituant libre et indéterminé.
Il en découle que la guerre qui est le fond même de l'action politique comme état conflictuel et agonistique est devenue l'impensé de la raison politique, malgré ses mutations profondes en phénomènes de destruction et de violence sans précédents (les génocides, le terrorisme radical, les guerres biologiques et cybernétiques…).


L'écrivain français Paul Valéry s'est lamenté dans La Crise de l'esprit (1919) sur le sort de l'humanité en écrivant: «Nous autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles.» Cette formule, célèbre, nous interpelle aujourd'hui plus que jamais.

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l’université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

TWITTER: @seyidbah

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français