Les inondations qui ont ravagé la ville libyenne de Derna le 10 septembre dernier ont dévoilé au grand jour les répercussions néfastes de l'érosion de l'État central, dans un contexte de division grave de l'espace national libyen.
Cet État dont la constitution dans les frontières actuelles reconnues internationalement remonte au début des années 1950, a succombé aux péripéties tumultueuses de la révolte contre le régime controversé de Kadhafi.
Il va sans dire que les germes de la dislocation de l'État étaient perceptibles à l'époque de la Jamahiriya de Kadhafi, qui a institué un système politique atypique usant de l'anarchie régulée comme mode de gouvernance.
En l'absence d'une administration publique, d'une bureaucratie professionnelle, et d'une armée organisée, le régime des communautés révolutionnaires et populaires reflétait déjà l'état de décomposition avancée de la société libyenne, marquée profondément par les schismes tribaux et claniques.
L'État conçu par l'ingénierie ottomane et italienne comme une synthèse fédérale entre trois territoires fort distincts (la Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan), reposait dans son unité fragile sur le seul facteur déterminant de la manne pétrolière qui est devenue, après la chute de Kadhafi, source principale de discorde.
Le drame de Derna a mis en évidence la situation chaotique des entités politiques désunies, dont aucune n'est en mesure de garantir le degré minimal des services publics dus aux citoyens.
Au-delà des querelles de légitimité entre les deux gouvernements de fait qui se partagent le pouvoir en Libye, force est de constater que l'absence effective d'État central souverain a été fatal pour la société libyenne, en proie aux pires situations d'insécurité et de marasme économique et social.
En comparaison avec le Maroc qui a connu la même période un séisme ravageant, les autorités Libyennes ont été incapables d'intervenir d'une façon efficiente pour le secours des populations frappées par la catastrophe, alors que le royaume chérifien a déployé dans un bref délai les dispositions et moyens nécessaires pour faire face à cette redoutable tragédie.
Nonobstant les erreurs relatives à la maintenance des ponts de Derna qui se sont écroulés lors des dernières inondations, la réaction instantanée des autorités Libyennes face au drame a été faible et inefficace.
L'État libyen hérité de la période coloniale a été plutôt affaibli et fragilisé durant le long règne de Kadhafi
Seyid Ould Abah
Un naufragé a interpellé la communauté internationale sur les ondes des chaînes médiatiques étrangères pour venir en aide à la population sinistrée sans attendre l'aval ni l'accord des gouvernements locaux en place.
Malgré les efforts constants des différentes personnalités engagées dans la résolution du conflit interne, et malgré les innombrables initiatives internationales, la question libyenne est toujours dans une impasse sans issue.
Les élections, qui devraient se dérouler à la fin de cette année, sont loin d'être proches. Le pays est de plus en plus otage des milices politico-tribales qui rivalisent pour les intérêts extérieurs, et la stratégie d'unification des groupes armés entamée par le maréchal Khalifa Haftar n'a pas eu les effets escomptés.
Cette donne politique déroutante se répercute dramatiquement sur la trajectoire de la crise interne libyenne et se manifeste aujourd'hui clairement dans les tares et insuffisances des stratégies et plans humanitaires arrêtés par les autorités locales pour affronter le drame de Derna.
Lors d'un débat organisé récemment par les services diplomatiques d'un pays européen sur la crise libyenne, j'ai attiré l'attention des participants sur la priorité de bâtir un État central et fort par rapport aux droits de participation libre des citoyens qui est la consécration logique d'une dynamique réussie d'étatisation institutionnelle. Les expériences européennes ont démontré que les nations politiques intégrées et solidaires ont été le fruit de l'action des «pères fondateurs» nationalistes et autoritaires, qui ont préparé le terrain aux réformistes libéraux dans leur vocation démocratique. Le grand philosophe allemand Hegel parlait au dix-neuvième siècle des «héros avisés» qui façonnent l'histoire et créent les États, avant le passage obligé à la différenciation sociale et la complexité bureaucratique qui sont les signes distinctifs de l'État moderne.
Les «révolutionnaires prétoriens», comme Kadhafi, ne répondaient pas à ce profit, la création de la nation bien ordonnée dans le cadre d'un État central fédérateur n'était point leur souci. L'État libyen hérité de la période coloniale et entériné par la dynastie senoussie, a été plutôt affaibli et fragilisé durant le long règne de Kadhafi, et sa déconfiture actuelle a rendu difficile sa pérennité. Le drame de Derna en a été l'illustration la plus claire.
Seyid ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott,Mauritanie et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres en philosophie et pensée politique et stratégique.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.