Les attentats du 13 novembre 2015 ont choqué le monde par leur brutalité et leur ampleur. Toutefois, ils marquent aussi la montée en puissance d’une nouvelle forme d’action visant à fragmenter les sociétés occidentales en jouant sur le levier de la peur.
L’essentiel de l’action terroriste repose bien entendu sur la notion de peur infligée à une population donnée. Cependant, l’objectif du groupe terroriste, jusqu’à l’avènement du terrorisme islamiste post-2001, était bel et bien d’obtenir des résultats précis. On pouvait commettre des attentats dans le cadre d’une volonté d’indépendance (Algérie, Pays basque, Corse, Irlande du Nord…), pour lutter contre une oppression supposée (Palestine), ou dans un but plus religieux, afin d’instaurer un rapport de force et convaincre de potentiels partisans (Al-Qaïda). Or, les attentats du 13 novembre 2015 n’ont pas d’objectif politique directement revendiqué: ils sont davantage un acte de guerre visant à fracturer la population civile à court et moyen terme.
En effet, depuis les années 2010, une nouvelle conception du djihadisme dans les milieux terroristes apparaît, notamment à la suite des enseignements de la guerre civile en Irak. Son initiateur, le Syrien Abou Moussab al-Souri, est un vétéran du djihad. Dès les années 1980, il participe à des soulèvements en Syrie aux côtés de milices armées proches des Frères musulmans. Il a également soutenu les terroristes islamistes algériens dans les années 1990.
Tirant les enseignements des succès et des échecs du djihadisme international, il sera l’inspirateur, à travers son ouvrage, Appel à la résistance islamique mondiale, diffusé clandestinement, d’un changement de doctrine à l’origine directe de la vague terroriste en Europe, et en France notamment. Plutôt que de frapper les États-Unis, il préconise des attaques individuelles aveugles et sanglantes, et le lancement d’une guerre civile en Europe, qui serait selon lui le «ventre mou» de l’Occident, plus particulièrement en France, qui compte le plus important pourcentage de musulmans en Europe occidentale.
L’objectif d’Al-Souri, qui a inspiré indirectement tous les djihadistes modernes, n’est pas, selon le politologue Gilles Kepel, d’influencer les gouvernements européens, mais de séparer les populations immigrées musulmanes du reste de la société, en multipliant des attentats nécessitant une logistique minimaliste et une organisation décentralisée. L’objectif est de créer un climat de guerre civile en fragmentant les sociétés, et en provoquant des réactions d’amalgame et de rejet des musulmans de la part de la population majoritairement non musulmane. Ce rejet peut se manifester par des réactions violentes, la montée du racisme et l’essor électoral de partis populistes et anti-immigration qui, d’après sa théorie, pousseront les musulmans, notamment les jeunes, à se rapprocher des mouvements terroristes.
Il s’agit donc de créer, en utilisant l’arme de la peur, un changement massif des opinions publiques européennes, propice au déclenchement d’une guerre civile, qui serait selon Al-Souri le début de l’effondrement de l’Occident.
Cette vision se rapproche de celle du mouvement des Frères musulmans et de ses ramifications en France, à commencer par l’association Musulmans de France, nouveau nom de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Ce mouvement fondé par l’Égyptien Hassan al-Banna, grand-père de Tariq Ramadan, vise en Europe, selon la sociologue anglaise Yasmin Rehman à «réislamiser les musulmans occidentaux», en promouvant une religion épurée et détachée de tout ancrage territorial, afin de la rendre la plus éloignée possible des sociétés dans lesquelles vivent les musulmans, souvent issus de l’immigration. C’est le sens du message de Tariq Ramadan dans son livre Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam.
La différence essentielle avec les djihadistes réside dans le fait que les Frères musulmans cherchent à imposer l’islamisme au sein des sociétés occidentales en utilisant les leviers «démocratiques», là où les terroristes inspirés d’Abou Moussab al-Souri cherchent à provoquer la peur et la guerre civile.
C’est ainsi que le 13 novembre 2015, des terroristes se réclamant de l’islam appliquent cette méthode en France: les attentats de Paris au Bataclan, au Stade de France, et sur les terrasses de café n’ont pas nécessité une logistique si importante. Ils visent à terme à dresser les populations contre les musulmans, et à contraindre ainsi ces derniers à choisir un camp.
Cette stratégie de la peur se manifeste aussi par les méthodes employées par les terroristes et notamment les mises en scène sanglantes, les égorgements (le gendarme Arnaud Beltrame, le prêtre catholique, Jacques Hamel) ou décapitations (l’enseignant Samuel Paty, l’entrepreneur Hervé Cornara). Cependant, ces attentats, relativement fréquents en France et en Europe, sont désormais exécutés de façon quasiment autonome, sans réels commanditaires. Ils peuvent toucher n’importe qui et n’importe où, et plus seulement des cibles spécifiques.
Cette stratégie de la division par la peur est une nouvelle phase du djihadisme, et produit des effets délétères sur l’opinion publique. En effet, son objectif étant d’isoler au maximum les populations musulmanes du reste de la société par un repli communautaire, et d’exacerber le rejet des musulmans en Occident, cette stratégie semble rencontrer de plus en plus de succès.
Ainsi, l’évolution de la part des jeunes de 15-17 ans ne condamnant pas les attentats de Charlie Hebdo est passée de 4% en 2016 à 33% en 2020 (sondage Ifop). De même, la permanence d’un discours opposé spécifiquement à l’immigration et à l’islam se matérialise par l’augmentation spectaculaire des scores du Rassemblement National aux élections, et dans les enquêtes d’opinion. Il s’illustre aussi avec la présence de plus en plus affirmée d’une personnalité comme Eric Zemmour au sein du monde médiatique et politique.
Si bien évidemment, le nouveau djihadisme centré sur la peur, et visant à influencer les opinions publiques européennes n’est pas l’unique cause de ce cercle vicieux mêlant rejet et repli identitaire, il est certain que cette stratégie est l’un des facteurs qui ont façonné la nouvelle façon de concevoir le rapport entre la société française et les 6 millions de musulmans qui la composent.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
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