Libye: vers des élections périlleuses?

Les élections parlementaires et l’élection présidentielle qui auront lieu en décembre prochain seront un test ultime pour la Libye. (Reuters)
Les élections parlementaires et l’élection présidentielle qui auront lieu en décembre prochain seront un test ultime pour la Libye. (Reuters)
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Publié le Samedi 04 septembre 2021

Libye: vers des élections périlleuses?

Libye: vers des élections périlleuses?
  • Un sentiment de lassitude, de malaise et d’exaspération prévaut lorsqu’on parle de la situation en Libye
  • La plupart des parties prenantes ont peut-être accepté le principe des élections et comptent y participer mais, jusque-là, personne ne s’est engagé à en respecter les résultats

Les élections parlementaires et l’élection présidentielle qui auront lieu en décembre prochain seront l’ultime test pour savoir si la Libye peut retrouver un semblant de stabilité après des années de conflit. Les tensions et les rivalités entre les acteurs nationaux et étrangers se sont intensifiées dans un contexte de lutte d’influence. La plupart des observateurs s’accordent à dire que le pays sera relativement stable après les élections.

Cependant, plutôt que d’annoncer un retour à un semblant de normalité, la perspective de voir les Libyens se rendre aux urnes pour mettre fin au statu quo qui dure depuis une décennie pourrait entraîner un plus grand chaos. Le chemin qui mène au 24 décembre est tellement semé d’embûches que même les efforts d’atténuation les plus radicaux n’arriveraient pas à les neutraliser complètement.

Un sentiment de lassitude, de malaise et d’exaspération prévaut lorsqu’on parle de la situation en Libye. Les progrès obtenus au prix de grands sacrifices, en incitant les parties prenantes à s’entendre sur des objectifs communs élémentaires au service d’intérêts mutuels, sont souvent et facilement entravés. Ces revers découlent généralement de déclarations déconcertantes et d’indignations feintes par les acteurs locaux et soutenues en partie par les manœuvres machiavéliques de leurs bailleurs de fonds étrangers.

Certes, les parties prenantes reconnaissent, pour la plupart, que les élections sont inévitables, même si des querelles au sujet de leur caractère constitutionnel persistent. Toutes les parties sont d’accord pour dire qu’il n’y a pas de solution militaire à la débâcle en Libye et que la situation actuelle est non viable. Les bases d’un résultat politique négocié ont déjà été établies. Ce dernier devrait se concrétiser lors du vote en décembre – si les élections ont bien lieu.

L'incapacité à s'entendre sur le caractère légal des élections constitue désormais une dispute politique entre la Chambre des représentants, présidée par Aguila Saleh, et le Haut-Conseil d’État libyen, présidé par Khalil Meshri. Ce dernier préfère s’en tenir à la feuille de route du Forum de dialogue politique libyen (LPDF) approuvée l’année dernière en Tunisie alors que le premier veut agir de manière unilatérale, notamment en ce qui concerne les nominations aux postes clés.

Chaque camp accuse l’autre d’obstruction, ce qui ouvre la voie à d’autres acteurs – dont les intérêts ne sont pas garantis par le LPDF – afin de se positionner et d’avantager ainsi leur candidat préféré.

La Russie mise sur la candidature de Saïf al-Islam Kadhafi qui sort de plusieurs années d’isolement. Le fils de Mouammar Kadhafi semble bénéficier d’un large soutien auprès des tribus du centre, de l’ouest et du sud de la Libye. Certains sondages le placent même en deuxième position juste derrière le Premier ministre par intérim, Abdelhamid Dbeibah. Pour Moscou, au-delà des liens qui datent de l’âge d’or du régime Kadhafi avant 2011, Saïf al-Islam est peut-être une valeur «sûre».

Pour la Russie, le pari géopolitique inhabituellement risqué de soutenir l’hégémonie orientale de Khalifa Haftar n’a pas porté ses fruits comme en Syrie, au Venezuela et en Biélorussie. Le souvenir de l’offensive ratée de quatorze mois menée par M. Haftar à l’ouest de la Libye – même avec le soutien de l’armée russe – a sapé la confiance de Moscou quant à la réalisation de ses ambitions pour la Libye au cas où l’homme malade de 77 ans en prendrait les commandes. Cependant, faire part de son intention de soutenir la candidature de Saïf al-Islam si tôt est tout aussi risqué. Les critiques soulignent que le leadership de Saïf al-Islam dans l’ancien régime est disqualifiant, point de vue partagé par M. Saleh. La Chambre des représentants, qui sert actuellement de substitut à Khalifa Haftar, a proposé une loi électorale qui interdit aux Libyens poursuivis par la Cour pénale internationale de se présenter à l’élection présidentielle. C’est un coup dur porté aux alliés de Saïf al-Islam qui freine leurs ambitions. Le retour possible de Saïf al-Islam menace d’attirer la base tribale de M. Haftar et de M. Saleh.

Tout ceci est emblématique de la dynamique Haftar-Saïf, empreinte d’énigmes, de réciprocités et d’allégeances confuses où leurs représentants se sont mis d’accord pour rejeter toute condition les empêchant de présenter leur candidature. Cependant, si la Russie fait pression sur Khalifa Haftar afin qu’il abandonne ses ambitions politiques au profit de Saïf al-Islam, cette dynamique risque de mal tourner.

La montée en puissance de Saïf al-Islam risque de diviser la prétendue Armée nationale libyenne (ANL) qui s’est associée à d’anciens bataillons de sécurité du régime Kadhafi dirigés par des officiers loyalistes et les a depuis intégrés. Toutefois, les loyautés divisées et les escarmouches susceptibles d’en découler sont le moindre des soucis de M. Haftar.

«En bref, une nouvelle réalité prend forme en Libye. Les différents camps évaluent leurs intérêts et leurs priorités dans un paysage en constante évolution jusqu’au 24 décembre.» – Hafed al-Ghwell

La Russie est convaincue que ses plans pour Saïf al-Islam seront également soutenus par l’Égypte et (étonnamment) l’Italie. Pour le moment, Le Caire a refusé de révéler l’identité de son candidat préféré, optant plutôt pour le dialogue, la coopération et la collaboration à tous les niveaux. C’est une décision logique vu l’intérêt direct que porte l’Égypte à la stabilité de son voisin occidental, indépendamment du choix des électeurs libyens. Une Libye stable constitue une moindre menace pour la sécurité, offre à l’Égypte des possibilités de capitaliser au moins sur le quart des contrats qui seront signés dans le cadre de la reconstruction post-conflit en Libye et permet à des millions de travailleurs égyptiens d’y retourner – un résultat mis en péril par une éventuelle intensification du conflit.

Même si les bailleurs de fonds étrangers parviennent à écarter Khalifa Haftar ou à subordonner ses ambitions politiques au profit de Saïf al-Islam, il restera un acteur clé du paysage libyen post-électoral. Cela suppose bien entendu que les élections se déroulent comme prévu et qu’aucune menace sécuritaire majeure ne mette en danger la vie des Libyens qui iront voter.

Les affrontements fréquents entre l’Est et l’Ouest sont, pour le moment, orchestrés pour contraindre d’autres parties prenantes à accepter la candidature de M. Haftar. Cependant, si les Libyens résistent à cette prise de pouvoir grâce au vote, il est fort probable que les autorités de l’Est contesteront les résultats des élections supervisées par un LPDF non élu, remettant ainsi en question la légitimité du nouveau gouvernement élu.

Par ailleurs, Khalifa Haftar a déjà rejeté les tentatives du Conseil présidentiel d’imposer son autorité en tant que commandant suprême des forces armées libyennes. L’échec du désarmement des groupes armés en Libye a permis au chef de guerre de disposer d’une force coercitive composée de combattants aguerris. Cela risque de compliquer les projets de tout gouvernement nouvellement élu quant à la consolidation des services de sécurité libyens en tant que mesure nécessaire pour garantir l’expulsion de milliers de mercenaires étrangers à l’intérieur des frontières du pays et qui sont, pour la plupart, alliés à M. Haftar.

Déjà, au-delà de la résistance de Khalifa Haftar à intégrer l’ANL dans une même force de sécurité unifiée, Aguila Saleh a également menacé de former un gouvernement parallèle au gouvernement d’unité nationale présidé par Abdelhamid Dbeibah. De plus, l’ancien ministre de l’Intérieur et actuel candidat à la présidence, Fathi Bachagha, pourrait remplacer M. Dbeibah au poste de Premier ministre à la fin de l’année si les élections ne sont pas organisées.

Fathi Bachagha et Aguila Saleh ont décidé d’unir leurs forces et de se porter candidats au gouvernement de transition avant que M. Dbeibah et Mohammed al-Manfi ne soient respectivement nommés Premier ministre et président du Conseil présidentiel. Cette alliance est l’auteure d’une proposition de base constitutionnelle pour les élections sur laquelle le LPDF votera plus tard. Cette même proposition repose toutefois sur un plan selon lequel la Chambre des représentants retirera sa confiance envers le gouvernement d’unité nationale pour pouvoir nommer M. Bachagha à la tête du nouveau gouvernement.

En bref, une nouvelle réalité prend forme en Libye. Les différents camps évaluent leurs intérêts et leurs priorités dans un paysage en constante évolution jusqu’au 24 décembre. La plupart des parties prenantes ont peut-être accepté le principe des élections et comptent y participer mais, jusque-là, personne ne s’est engagé à en respecter les résultats. Il est inquiétant de constater que cet appel désespéré à la tenue d’élections fait fi d’une possibilité bien réelle: même si les élections se déroulent à temps et dans de bonnes conditions, les Libyens pourraient ne pas être témoins d’une nouvelle réalité mais d’une version légèrement différente du statu quo.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur principal au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies.

Twitter : @HafedAlGhwell

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com