Une lumière au bout du tunnel libyen

Une déléguée dépose son bulletin de vote dans l’urne, pour le nouveau gouvernement intérimaire, lors d'une réunion du Forum de Dialogue Politique Libyen près de Genève (Photo, AFP).
Une déléguée dépose son bulletin de vote dans l’urne, pour le nouveau gouvernement intérimaire, lors d'une réunion du Forum de Dialogue Politique Libyen près de Genève (Photo, AFP).
Short Url
Publié le Jeudi 11 février 2021

Une lumière au bout du tunnel libyen

Une lumière au bout du tunnel libyen
  • Le forum politique inter-libyen ravive les espoirs d'un règlement durable et d'une alternative aux initiatives ratées du passé
  • La réunion élargie du LPDF est jusque-là l’initiative la plus importante sur la voie d'un règlement politique permanent

Après 42 ans de régime autocratique de Mouammar Kadhafi, la Libye a traversé une décennie chaotique, marquée par des conflits sans fin, des divisions hostiles et des tensions suffisamment importantes pour diviser le pays en deux, le plongeant dans une guerre civile sanglante. L’ère post-Kadhafi témoigne d’une prolifération de milices qui carburent sur l’anarchie, agents d’un état largement inexistant, et auteurs des pires atrocités dans cette «décennie perdue».

Les vastes richesses en hydrocarbures de la Libye, sa proximité avec l’Europe, et l’absence d’infrastructure officielle sécuritaire de la part de l’état ont en fin de compte engendré et attiré non seulement des groupes extrémistes, mais aussi les ambitions géopolitiques et régionales intéressées de puissances étrangères éloignées et de pays voisins. Il n'est plus surprenant d’entendre des déclarations qui voient dans le pays une future Somalie, alors que d’autres lui prédisent un destin pire que celui de la Syrie.

Ces déclarations aurait presque pu être justifiées quand la guerre civile s’intensifiait, et quand le Gouvernement d’Accord National basé à Tripoli et reconnu par l’ONU et la Chambre des représentants de Tobrouk mettaient fin au dialogue. De multiples initiatives de paix ont été mises en place et ont finalement échoué, engloutissant le processus politique libyen dans un tourbillon, diminuant les espoirs futurs d'un règlement permanent, et assombrissant les premières étapes critiques d'une transition post-guerre civile attendue depuis longtemps.

Les développements culminent entre avril 2019 et juin 2020, lorsque le maréchal Khalifa Haftar a lancé une offensive militaire dans une tentative de prendre le contrôle de Tripoli et de certaines régions de l'ouest de la Libye, avec le soutien de mercenaires russes. Sans une contre-offensive réussie, et si les appuis externes de Haftar n’avaient pas perdu confiance en lui après ses escalades unilatérales, la Libye serait probablement tombée aux mains d’un autre dictateur.

Au lendemain de l'échec de l'offensive visant à envahir la capitale, la Libye a connu un retour effréné aux pourparlers directs et aux discussions virtuelles, après la signature d'un accord de cessez-le-feu permanent à l'échelle nationale à Genève, en octobre de l'année dernière. La volte-face surprenante pour donner une chance au dialogue - relancer le Forum de Dialogue Politique Libyen (LPDF) dans le processus - était un aveu catégorique qu'il n’existait pas de solution militaire à la crise libyenne.

Une «impasse» sans victoires ni pertes pour tous les acteurs n'était pas envisageable. De plus, un cessez-le-feu sans dynamique visant à des pourparlers de règlement n'a fait qu'exacerber les fractures dangereuses, à travers lesquelles les groupes terroristes et autres opposants pourraient se développer, faisant dérailler définitivement toute chance d'une Libye stable, pacifique et prospère.

Il existe d'autres facteurs derrière cette nouvelle urgence, dans un climat d'espoir et d'optimisme renouvelé. La trajectoire de la Libye vers davantage de chaos avait auparavant incité Daech et d’autres groupes extrémistes à étendre leur présence et à menacer l’infrastructure pétrolière de la Libye. Les partenaires régionaux comme la Tunisie, l'Égypte et l'Algérie craignent une situation potentiellement explosive, en l'absence d'accord politique, qui augmente les menaces contre leurs intérêts et leur sécurité nationale. Pour les pays au sud de l’UE, une Libye stable reste une nécessité pour lutter contre la traite des êtres humains, et pour résoudre une crise permanente des migrants et des réfugiés en Méditerranée. Enfin, la victoire électorale du président américain Joe Biden a apporté davantage de soutien pour le travail crucial de recherche de consensus mené par la Représentante spéciale par intérim du Secrétaire Général des Nations Unies pour la Libye, Stephanie Williams, dans le cadre de la Mission d'Appui des Nations Unies en Libye (MANUL) pour la consolidation des efforts de paix.

La réunion élargie du LPDF à Genève, premier pas vers la création d'un gouvernement de transition avant les élections de décembre, est jusque-là l’initiative la plus importante sur la voie d'un règlement politique permanent. Son travail permettra d'accélérer la stabilisation et la reprise d'une Libye envahie par les tensions tribales, les intérêts régionaux opposés, les ambitions géopolitiques rivales et les armées étrangères.

Rien de tout cela n'aurait été possible sans le travail minutieux de Williams, qui a reconnu que les efforts antérieurs pour mettre fin au conflit en Libye étaient faussés à la base. Les initiatives précédentes visant à la consolidation de la paix ont stagné en se concentrant sur la résolution des conflits internes ou en essayant de répondre à des attentes externes irréalistes. Au lieu de cela, une approche hybride était nécessaire: une approche centrée sur les Libyens et laissant suffisamment de place aux acteurs externes pour qu'ils participent en tant que partenaires à la prospérité, la sécurité, la paix et la stabilité de la Libye.

La plupart des Libyens sont profondément sceptiques après des années de percées diplomatiques prometteuses, qui n'ont pas réussi à instaurer la paix, la désescalade et la réconciliation nationale.

C'est ainsi que le LPDF est né. Le groupe s'est réuni la semaine dernière pour un premier tour de scrutin, qui au début n'a pas réussi à recueillir suffisamment de votes parmi les candidats. Finalement, le forum a pu se mettre en place avec une coalition de candidats dirigée par Abdul Hamid Dbeibah, qui deviendra Premier ministre par intérim, et Mohammad Younes Menfi à la tête du nouveau Conseil de la présidence.

Les premiers points à retenir sont un mélange de soulagement et d'appréhension, compte tenu du fait que le résultat le plus surprenant du processus de sélection de Genève a été qu'aucune figure controversée n'est sortie victorieuse. Autant cette évolution reflétait l'exaspération de la plupart des Libyens à l'égard de leurs dirigeants, autant elle était déconcertante, car les mêmes personnalités qui ont été au centre de longues périodes de violents conflits se disputaient des sièges à un moment crucial de la recherche du pays vers une paix permanente. Sur ce seul point, le LPDF a remporté une victoire majeure, qui pourrait s’avérer essentielle afin de rétablir la confiance des Libyens dans le processus politique dirigé par l’ONU.

En outre, la participation active d'un groupe diversifié de Libyens, chacun étant tenu par de stricts critères d'éligibilité dans le cadre d'un processus transparent, prive également les candidats vaincus de la possibilité de dénoncer le processus de Genève, qui serait à la source de leur légitimité. Cependant, l’importance, l'expérience et le sens politique de certains de ces candidats - associés à leurs liens avec des appuis externes – présentent des vulnérabilités potentielles qui pourraient faire resurgir les conflits s'ils ne sont pas résolus.

Pour empêcher les candidats de provoquer les passions ou d’inciter au conflit pour s’opposer au pouvoir exécutif et aux mandats du gouvernement intérimaire, les acteurs externes devront prendre garde à la déstabilisation des efforts de consolidation de la paix. En d'autres termes, les puissants soutiens du processus dirigé par l'ONU, comme les États-Unis et l'UE, devront assumer des rôles diplomatiques beaucoup plus actifs, exerçant des pressions en coulisses pour freiner les interférences destructrices, tout en soutenant activement le gouvernement intérimaire dans la réalisation de ses objectifs. Il serait beaucoup trop simpliste et limité de délaisser la Libye, simplement parce que des factions rivales se sont mises d’accord sur la composition d’un gouvernement provisoire.

Le travail de la MANUL et du LPDF est loin d’être terminé. Après tout, si les étapes ultérieures échouent ou si les acteurs locaux prennent les armes pour s'opposer aux nouveaux responsables de transition, cela ne fera pas dérailler des années de progrès. Au lieu de cela, le LPDF se réunira à nouveau, modifiera son processus décisionnel ou établira de nouveaux compromis afin de renforcer le pouvoir des deux autres organes de la composante politique libyenne: le gouvernement de transition et le Conseil de la présidence constitué de trois personnes. C'est un arrangement chimérique mais nécessaire, afin de mettre fin à une décennie de chaos et de guerre, qui a abouti à l'assaut de Tripoli, a coûté des milliers de vies, et déplacé un quart de million de personnes.

Pour l'avenir, le forum politique inter-libyen ravive les espoirs d'un règlement durable et d'une alternative aux initiatives ratées du passé. À Genève, ce large éventail de représentants libyens - sélectionnés sur la base de facteurs géographiques, sociaux, ethniques, de genre, politiques et tribaux - ont, espérons-le, fait un choix judicieux quant à leur vision souhaitée d'une Libye post-conflit. Après tout, slogans et présentations parfaitement organisées sont une chose, mais obtenir des résultats concrets sur le terrain sur la base de ces promesses sera extrêmement difficile sans les autorités compétentes et leur reconnaissance par les Libyens dans leur ensemble.

La plupart des Libyens sont profondément sceptiques après des années de percées diplomatiques prometteuses, qui n'ont pas réussi à instaurer la paix, la désescalade et la réconciliation nationale. Les inquiétudes portent notamment sur les craintes que le processus de règlement n'aboutisse pas aux élections promises, ou qu’une fois élus les dirigeants de transition puissent refuser de céder le pouvoir, tout comme leurs prédécesseurs. Cette méfiance à l'égard des règlements négociés de l'extérieur rendra très difficile l'établissement de la légitimité des dirigeants de transition nouvellement établis, en particulier lorsqu'ils tenteront de mettre en œuvre un programme quelconque, sans le soutien de groupes rivaux à l'est et à l'ouest.

Après une décennie perdue face aux horreurs de la guerre et du chaos, à la suite de rivalités sans fin, en termes de paix en Libye, tous les chemins mènent sans nul doute à Genève. Et, pour une fois, nous pouvons entrevoir la lumière au bout du tunnel.

 

Hafed al-Ghwell est chercheur associé non résident de l'Institut de politique étrangère de l'École des hautes études internationales de l'université John Hopkins.

Twitter: @HafedAlGhwell

NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com