Libye : Leçons d'une transition politique avortée

 Les accords de Genève signés le 23 octobre entre les principaux belligérants impliqués dans le long conflit fratricide qui a déchiré la Libye depuis six ans (Photo, ONU, AFP)
Les accords de Genève signés le 23 octobre entre les principaux belligérants impliqués dans le long conflit fratricide qui a déchiré la Libye depuis six ans (Photo, ONU, AFP)
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Publié le Lundi 02 novembre 2020

Libye : Leçons d'une transition politique avortée

Libye : Leçons d'une transition politique avortée
  • Le premier chef de gouvernement élu après l'insurrection révolutionnaire Mahmoud Djibril developpait une théorie utopique sur « l'ère libyenne »
  • Le soulèvement « révolutionnaire » a eu comme effet collatéral la destruction totale du tissu institutionnel et administratif de l'état

L'espoir renaît en Libye avec les accords de Genève signés le 23 octobre entre les principaux belligérants impliqués dans le long conflit fratricide qui a déchiré ce pays afro - arabe depuis six ans.

Quand la Libye était sortie du règne despotique du colonel Kadhafi en octobre 2011, une large impression d'optimisme béat fut partagée par la classe politique libyenne issue en large partie de l'opposition jadis contrainte à l'exil.

Le premier chef de gouvernement élu après l'insurrection révolutionnaire Mahmoud Djibril developpait une théorie utopique sur « l'ère libyenne », misant sur le potentiel économico - stratégique de son pays pour pointer le chemin aux arabes vers la démocratie et la prospérité.

L'homme brillant et avisé qui nous a quitté récemment finissait par perdre l'espoir dans l'avenir son pays ,qui lui paraissait devenir le théâtre des grands enjeux géopolitiques régionaux et internationaux, et par conséquent son sort est  devenu lié à celui de la carte stratégique mondiale.

J'ai eu l'occasion à maintes reprises de discuter de la question libyenne avec feu Djibril, par rapport aux défis de la transition démocratique dans les pays libérés du bourbier des autoritarismes militaires ou idéologiques.

Mû par sa formation juridico - économique, Djibril analysait les problématiques de transition politique dans le contexte arabe en termes de gouvernance constitutionnelle et de  stratégies de développement, ce qui me paraissait une ligne réductrice et inadaptée aux réalités objectives du monde arabe.

L'issue du processus de transition démocratique en Libye a démontré d'une façon éclatante que les mécanismes électoraux même affinés et appliqués rigoureusement s'avèrent stériles et parfois nuisibles, en l'absence d'une appréhension profonde et subtile des enjeux sociaux et culturels qui déterminent structurellement les choix et les demandes politiques.

Le mode de compétition pluraliste et son outil électoral ne peuvent nullement résoudre l'épineuse question de la légitimité politique dans une société marquée par les lignes d'identification tribales et régionales.

L'état Libye à l'instar de la plupart des pays arabes fut une greffe coloniale, l'unité des trois territoires distincts de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan entérinée c'institutionnellement en 1951 est restée formelle, et le régime atypique du colonel Kadhafi n'a guère œuvré pour son renforcement durant ces quatre décennies de règne.

La tribu est restée donc durant le demi - siècle d'indépendance à la fois la structure de mobilisation et d'instrumentalisation pour l'accès aux privilèges et services du pouvoir et le seul refuge accessible pour se prémunir des affres et sévices du totalitarisme.

Le mode de gouvernance démocratique importé subitement en Libye ne pourrait de ce fait porter ses fruits, ni être efficace ou adéquat pour aplanir les difficultés et vissicitudes engendrées par le changement brusque et global.

Deux défis principaux ont  émergé avec force :

Le premier concerne les piliers institutionnels de l'état qui se sont confondus avec les structures politiques du régime déchu. Le soulèvement « révolutionnaire » n'a pas conduit uniquement au renversement du pouvoir politique, mais a eu comme effet collatéral la destruction totale du tissu institutionnel et administratif de l'état, sommé à une refonte urgente et totale dans un contexte de transition difficile et périlleux .

Les autorités qui avaient en charge la gestion de la période transitoire ont affronté rudement ce défi institutionnel, et se sont résignées au finish à esquiver les vrais enjeux socio - politiques en se confinant à l'organisation des échéances électorales. En défaut de forces politiques organisées et de projets de société concurrentiels et d'une administration neutre et efficiente, les élections pluralistes furent le catalyseur des crises endémiques que connaît la Libye. L’une de ces points saillants de ce dilemme fut la métamorphose des groupes politiques en milices tribales armées, en concomitance avec l'érosion perceptible des forces armées affaiblies par les aventures fantaisistes et pernicieuses de Kadhafi et par  la guerre de survie du régime vaincu.

Le deuxième défi étroitement lié au premier a trait aux ingérences extérieures qui se sont accrues, notamment après le déclenchement de la guerre civile en 2014 et le partage effectif du territoire libyen en deux gouvernements et parlements autonomes.

L'un des traits les plus alarmants de cette incursion étrangère est l'intervention militaire et politique turque qui a consisté à pérenniser l'état de guerre civile en Libye en bloquant le processus de paix et de réconciliation et en soutenant les milices qui contrôlent une grande partie de l'ouest libyen.

La Turquie qui a signé l'année passée un accord controversé avec le gouvernement de Tripoli fixant unilatéralement les frontières maritimes entre les deux pays (non frontaliers) s'accroche à l'état de guerre et tente de bousiller les accords de Genève et le processus de réconciliation nationale qui devrait être déclenché le 9 novembre à Djerba (Tunisie). Le processus en cours est de ce fait le premier acte concret de la transition avortée il y'a bientôt dix ans.

Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.

Twitter: @seyidbah

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.