Gérer l’horreur: le dialogue avec vingt-huit étudiants du Golfe à Paris le 16 octobre 2020

Cette photo prise le 3 novembre 2020 montre une affiche représentant l'enseignant français Samuel Paty placée sur la façade de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, à 30 km au nord-ouest de Paris, le 3 novembre 2020, suite à la décapitation de l'enseignant le 16 octobre. (Thomas COEX / AFP)
Cette photo prise le 3 novembre 2020 montre une affiche représentant l'enseignant français Samuel Paty placée sur la façade de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, à 30 km au nord-ouest de Paris, le 3 novembre 2020, suite à la décapitation de l'enseignant le 16 octobre. (Thomas COEX / AFP)
Short Url
Publié le Jeudi 29 avril 2021

Gérer l’horreur: le dialogue avec vingt-huit étudiants du Golfe à Paris le 16 octobre 2020

Gérer l’horreur: le dialogue avec vingt-huit étudiants du Golfe à Paris le 16 octobre 2020
  • Après la décapitation de Samuel Paty, la première réaction des étudiants est admirable de sang froid: beaucoup viennent spontanément m’affirmer leur soutien face au terrorisme
  • Je sais à quel point il est compliqué d’expliquer la laïcité française à des étudiants du Golfe, tout comme il est difficile d’expliquer à des Français le poids de la religion musulmane dans le Golfe

L’horreur a encore frappé en région parisienne. Un terroriste radicalisé a égorgé une fonctionnaire dans un commissariat de police avant d’être neutralisé. Hélas, ces attaques isolées deviennent de plus en plus fréquentes en France et sont le fait de personnes qui sont souvent devenues fanatiques à l’abri des regards, qu’elles aient été influencées par Internet ou par des discours ambiants.

Comment expliquer cela à des habitants du Golfe? Comment parvenir à faire comprendre que la France n’est pas en guerre contre leur religion ou contre les Arabes, mais que nous devons affronter le terrorisme ensemble? Il y a quelques mois, j’ai dû faire face, avec mes étudiants, alors que nous étions en résidence d’études à Paris, à la décapitation de Samuel Paty.

Voici la première partie des chroniques de l’horreur à Paris, qui raconte comment mes étudiants saoudiens, bahreïniens et koweïtiens ont vécu ces moments de stress au cours desquels fake news et manipulations médiatiques ont été très nombreuses.

Le programme de MBA (Master of Business Administration, ou maîtrise en administration des affaires) de l’université du golfe Arabique prévoit deux semaines de résidence à Paris sur le campus de l’Essec, notre partenaire académique, qui compte parmi les dix meilleures business schools du monde. En tant que directeur de ce programme, j’accompagne les étudiants pour ce qui constitue le grand moment de l’année: alors que les frontières sont fermées, j’ai obtenu toutes les autorisations nécessaires pour que les étudiants bahreïniens, koweïtiens et saoudiens puissent profiter de ces quinze jours à Paris. Les mesures sanitaires sont drastiques et nous permettront de revenir dans le Golfe sans aucun cas positif, mais ces jeunes managers vont pouvoir faire ce que personne n’a fait depuis six mois: suivre des cours en face à face dans un pays étranger.

La première semaine se passe merveilleusement bien, les cours sont intéressants, les visites officielles enrichissantes, et les repas en commun permettent de recréer une ambiance qui avait un peu disparu pendant ces longs mois.

Puis, le 16 octobre, alors que nous rentrons à l’hôtel après un cours, les alertes infos sonnent sur les téléphones: un enseignant a été décapité. Je suis dans le hall avec plusieurs étudiants. Bien entendu, au départ, on ne sait rien, mais j’ai l’habitude de ce genre d’alertes: il y a peu de doutes sur le fait que ce soit un attentat commis par un extrémiste agissant au nom de l’islam, que les médias français risquent rapidement de passer à des sujets mêlant la religion, la politique intérieure et que des propos pouvant être blessants pour des étudiants étrangers risquent d’être prononcés.

Je suis français, j’habite dans le Golfe depuis quatre années et je connais donc bien les deux systèmes, les deux cultures. Je sais à quel point il est compliqué d’expliquer la laïcité française, tout comme il est compliqué d’expliquer à des Français le poids de la religion musulmane dans le Golfe. Je fais ce travail de «traducteur culturel» depuis quelque temps car il est indispensable que nos pays, qui sont unis face au terrorisme, arrivent à mieux se comprendre et à se respecter. Après tout, le but de ce voyage est aussi de faire un pas l’un vers l’autre.

Il se trouve que j’ai déjà expliqué les principes de la loi française avant le départ, notamment pour les étudiantes portant le hijab. Ils savent donc désormais que près de 10% des Français sont de confession musulmane, que le voile islamique n’est pas interdit en France dans l’espace public ou dans l’enseignement supérieur. Comme je le leur explique tous les ans dans un e-mail envoyé quelques semaines avant le départ: «Vous croiserez beaucoup de femmes musulmanes dans les rues de Paris ou à l’Essec qui vivent leur religion sans problème en France; si vous n’êtes pas une écolière dans le secteur public ou une fonctionnaire française, ne vous posez pas la question du hijab, portez-le comme si vous étiez chez vous.» Depuis dix ans que ce programme existe, aucune étudiante n’a été importunée en raison de son origine, ce qui reflète bien la situation de l’immense majorité des musulmans en France.

Sauf que, cette fois, un enseignant vient d’être décapité. On apprend très vite qu’il l’a été par un terroriste dont le profil rappelle les nombreuses vagues d’attentats en France. Dans l’esprit des étudiants, qui reçoivent de nombreuses dépêches en anglais et en arabe ainsi que des messages inquiets de leurs familles, Éragny, la ville où celui dont on ne connaît pas encore l’identité a été décapité, est à deux pas de Paris, et le danger semble à leur porte. Pour moi, qui ai vécu les attentats du Bataclan, je sais aussi que, parfois, une première attaque est suivie d’autres, mais je m’efforce de relativiser les choses.

La première réaction des étudiants est admirable de sang froid: beaucoup viennent spontanément m’affirmer leur soutien face au terrorisme. Plusieurs Saoudiens viennent me voir et me disent qu’ils comprennent, que leur pays également a été très touché. Plusieurs femmes viennent aussi me demander s’il est prudent de sortir dans Paris.

Personnellement, je suis très touché par cette solidarité, alors que nous ne savons encore rien. Je demande à plusieurs étudiants qui connaissent déjà la France de me prévenir si jamais des rumeurs nauséabondes arrivent. Je m’appuie notamment sur Bader, un jeune Bahreïnien qui est francophone, qui a suivi quatre années d’études en France et qui maîtrise donc bien les codes culturels.

C’est en grande partie grâce à son action que nous allons parvenir à gérer la suite médiatique de cette affaire qui mettra nos nerfs à rude épreuve et entraînera une campagne antifrançaise souvent orchestrée par des médias en ligne étrangers.

À suivre…

 

 

Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe. Il est l’auteur de « La femme est l’avenir du Golfe » paru aux éditions Le Bord de l’Eau.

Twitter: @LacheretArnaud

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.