La France tente un équilibre délicat entre peur et liberté

Le drapeau français flotte dans le ciel de la capitale, alors que se dessinent au loin la Tour Eiffel et les toits de Paris, France, le 30 mars 2016 (Reuters)
Le drapeau français flotte dans le ciel de la capitale, alors que se dessinent au loin la Tour Eiffel et les toits de Paris, France, le 30 mars 2016 (Reuters)
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Publié le Mercredi 09 décembre 2020

La France tente un équilibre délicat entre peur et liberté

La France tente un équilibre délicat entre peur et liberté
  • Disséquer les complexités de la liberté et du choix dans le débat éducatif aide les élèves à comprendre le pouvoir de leur liberté de choisir, ce qui leur permet de prendre des décisions socialement responsables
  • Au moment de la parution de cet article, la France est plongée dans un débat sur de nouvelles lois qui, au mieux, restreindront les libertés civiles et, au pire, isoleront davantage des tranches spécifiques de la population

Mon vol régional avait atterri à Istanbul quelques heures auparavant, et ce que je pensais être une nuit de début janvier sans incident, en 2015, dans un hôtel d'aéroport, s'est avéré être un flux interminable d'informations en provenance de Paris. Des images montrant une voiture dans une rue étroite de la capitale française ont été diffusées ad nauseam. Les bulletins d'informations se bousculaient pour rapporter ce qui se passait dans les bureaux d'un magazine satirique dont je n'avais jamais entendu parler. La tension était à son comble, la peur et le choc palpables. Jamais les reportages français n'avaient paru si incohérents. Une attaque terroriste était en cours. Charlie Hebdo est rapidement devenu en Europe un terme chargé de sens, incarnant un choc des valeurs absolu. Mais ce n'était que le début. 

Passons rapidement à l'automne 2020, alors qu’un nouveau flot d’informations terrifiantes arrive de Paris: la décapitation d'un instituteur à la fin d’une journée de travail. J’écoutais des reportages locaux sur la chaîne France Culture. Les mots «Détruire notre liberté» étaient retransmis en direct. C'était une combinaison de mots prévisible, et les entendre au début n'était pas une surprise. Pour en revenir aux arguments sur les libertés individuelles, qui se sont multipliés à la suite des nombreux attentats à Paris en janvier 2015, l'évocation du Bataclan ainsi que Charlie Hebdo n’est plus guère édifiante. Mais cette fois-ci, quelque chose d’autre était en jeu. En France, l'éducation est une ligne rouge. 

Il n'est pas inhabituel de susciter des émotions lors des discussions sur l'exercice des libertés, en particulier la liberté d'expression

Tala Jarjour

L'enseignant en question aurait été visé parce qu'il avait montré les caricatures controversées. Le cours d’éducation civique en question portait sur le sujet des limites de la liberté d'expression. L'enseignant, félicité par ses collègues et ses élèves pour sa compétence et son attention, avait un plan d'enseignement défini et l'avait communiqué aux élèves. Selon d'autres enseignants, aborder des sujets controversés tels que les caricatures satiriques est une pratique courante en France, dans les discussions en classe sur la liberté d'expression. Dans un monde différent, à savoir une salle de classe universitaire aux États-Unis, j'ai encouragé les étudiants dans des cours sur la musique et la censure à trouver des chansons de leur propre monde qui soient soumises à des restrictions. Alors qu'au départ certains étaient scandalisés par l'idée de censure dans un pays où de nombreuses libertés individuelles sont protégées par la Constitution, les étudiants n’ont pas été à court d'exemples. L'exercice a été pour le moins révélateur. Il a montré comment la société pratiquait la censure de multiples façons. Dans un autre exemple aux États-Unis, un collègue qui donne des cours de droit civique m'a dit que c'était une expérience très stressante, qui a eu un impact sur la popularité du professeur auprès des étudiants. 

Il n'est pas inhabituel de susciter des émotions lors des discussions sur l'exercice des libertés, en particulier la liberté d'expression. Le professeur de français assassiné était pleinement conscient de ce danger; il a été largement rapporté qu'il avait mis en garde les élèves sur les caricatures, leur disant qu'ils pouvaient quitter la salle de classe si les images les offensaient. Mais il ne savait pas tout. Ce qui dans son esprit était un acte de sensibilité face à des opinions contradictoires, ne lui laisserait pas la vie sauve. 

Dans les débats qui ont suivi l'attaque contre Charlie Hebdo en 2015, une notion m’a semblé particulièrement déroutante: la liberté d'offenser, qui, je dois le dire, était nouvelle pour moi. Pour quelqu'un qui a passé ses années de formation au Moyen-Orient, le droit d'offenser renferme une contradiction inhérente. Si se comporter de manière sensible aux valeurs chères aux autres est une valeur morale à part entière, l’offense n'est alors pas un choix socialement constructif. En d'autres termes, dans des sociétés diverses, les gens prennent soin les uns des autres; éviter les offenses intentionnelles est une évidence - mais c'est aussi un choix. 

Les penseurs débattent de la signification du libre arbitre depuis des siècles, et de manière très nuancée. Les philosophes, les érudits religieux et les scientifiques tentent toujours de déterminer à quel point nous sommes vraiment libres en tant qu'êtres humains individuels. Des recherches récentes montrent que, parallèlement à notre éducation, notre constitution génétique influence également nos systèmes de croyance. 

Si l'existence de publications offensantes diffusées à grande échelle peut être le résultat de la croyance en la liberté de le faire, son enseignement ne l'est point. En fait, disséquer les complexités de la liberté et du choix dans le débat éducatif aide les élèves à comprendre le pouvoir de leur liberté de choisir, ce qui leur permet de prendre des décisions socialement responsables. Cette prise de conscience est particulièrement importante lorsque les désaccords sont nombreux et profonds. 

Retour en 2015. J'ai fait mes valises et me suis dirigée vers Aéroport Atatürk d'Istanbul aux premières heures du 8 janvier. Alors que je déposais ma grande valise au comptoir d'enregistrement, la télévision était toujours allumée. Mon vol transatlantique comprenait une escale à Paris et j'avais besoin de savoir si les aéroports étaient toujours ouverts, en particulier pour les vols et les voyageurs du Moyen-Orient. Il n'y a pas eu de perturbations majeures, à part des contrôles de sécurité renforcés - ce à quoi je m'étais habituée lors de l'embarquement à Paris sur des vols à destination des États-Unis, depuis le début des années 2000. Mais cette fois, je n'avais rien à redire. Le pays était visiblement sous le choc, même dans la zone de transit de son plus grand aéroport international. 

Je devrais peut-être acheter un journal avec la date d’aujourd’hui, ai-je pensé. Une option particulière m'est venue à l'esprit. «Charlie Hebdo n'est plus», me dit le vendeur de journaux en me regardant droit dans les yeux, avec un regard dans le vide. La peur avait frappé chez nous, de manière profonde, semblaient dire ses yeux. «Ça n’existe plus», furent ses mots exacts, que mon esprit comprit comme: «Sur quelle planète vivez-vous, visiteuse insensible?» J'appris par la suite que le magazine avaient progressivement disparu des rayons, alors que j'étais collée à un écran de télévision. 

Le magazine a finalement repris sa place dans les kiosques, et avec lui, les interminables controverses. Mais le souvenir de ce moment à Paris-Charles De Gaulle me pousse aujourd'hui à me poser la question suivante: quelles choses ont cessé d'exister dans l'âme des enseignants et des parents de toutes croyances religieuses et de toutes origines culturelles en France? Comment les parents et les enfants musulmans et les enseignants vont-ils gérer les répercussions d'événements aussi troublants, alors qu'ils tentent de mener une vie normale en Europe? Au moment de la parution de cet article, la France est plongée dans un débat sur de nouvelles lois qui, au mieux, restreindront les libertés civiles et, au pire, isoleront davantage des tranches spécifiques de la population. En lisant les actualités et en suivant les médias, je souhaite que moi, ainsi que de nombreuses personnes, puissions avoir la chance de nous regarder droit dans les yeux plus souvent. 

 

Tala Jarjour est l'auteure de «Sense and Sadness: Syriac Chant in Alep» (Sens et tristesse : Chant Syriaque à Alep). Elle est chargée de cours au King’s College de Londres et chercheuse associée au Yale College. 

NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com