Bien que considérés tous deux comme des hommes corrects, les présidents américains Harry Truman et Dwight Eisenhower en sont venus à nourrir une profonde animosité l'un envers l'autre. Refusant la proposition de Truman de lui succéder comme candidat démocrate à la présidence en 1952, Eisenhower, républicain, parvient à décrocher la présidence cette année-là. Et comme si tout cela ne suffisait pas, Truman se sentait lésé par le fait qu’ Eisenhower ait accepté que le plus grand homme d'État du pays soit injustement humilié, et ce, en s'abstenant de s'opposer aux efforts démagogiques et infondés du sénateur Joseph McCarthy destinés à ternir le nom de George C. Marshall, ancien secrétaire d'État et artisan de la victoire des États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il occupait le poste de chef d'état-major de l'armée américaine. Si Eisenhower a contribué en coulisse à la chute de McCarthy, Truman ne lui a jamais pardonné de ne pas avoir défendu plus publiquement Marshall, son idole personnelle, qui était à l'origine de la belle carrière militaire d'Eisenhower.
Cependant, toute cette animosité n'a pas empêché ces deux présidents particulièrement compétents de réaliser, main dans la main, l'une des plus importantes réussites politico-stratégiques de tous les temps : l'adoption, au niveau de la politique intérieure, de la doctrine du « containment » (NDLR : doctrine de l'endiguement) comme voie à suivre par l'Amérique tout au long de la longue guerre froide qui a opposé les USA et l'Union soviétique de 1947 à 1991. Démocrate centriste, Truman a réfuté la stratégie de gauche incarnée par l'ancien vice-président Henry Wallace, qui préconisait d'apaiser Joseph Staline et de ne rien faire pour protéger l'Europe occidentale (et encore moins le reste du monde) de la domination communiste. Dans le même temps, Eisenhower, un homme de centre-droite, s'est opposé aux idées d'extrême droite du général Douglas MacArthur, qui prônait de faire reculer militairement les avancées communistes dans le monde, même si cela nécessitait le déploiement d'armes nucléaires tactiques.
À la place, et en dépit de leur brouille personnelle, Truman et Eisenhower ont conjointement défendu la doctrine de l'endiguement, qui appelait l'Occident à engager un conflit politique avec le communisme, tout en traçant des lignes rouges dans le monde (tel qu'à Berlin et à travers le traité de l'OTAN) que les États-Unis protègeraient de l'empiètement soviétique. En évitant une confrontation militaire directe avec l'Union soviétique (à la consternation de l'extrême-droite), les États-Unis se sont simultanément engagés dans une compétition géopolitique avec l'URSS (à la frustration de l'extrême-gauche). Ce consensus politique interne modéré a étonnamment perduré pendant les 45 années suivantes, ce qui a démenti la théorie qui veut que les démocraties ne soient pas en mesure de maintenir une politique étrangère cohérente et durable. Au bout du compte, le duo Truman-Eisenhower a été couronné par l'incroyable victoire que fut la dissolution de l'Union soviétique, dans un contexte où le monde a échappé à une confrontation directe des superpuissances.
Paradoxalement, Biden est en train de consolider, plutôt que de renverser, la politique de Trump vis-à-vis de la Chine
Dr. John C. Hulsman
Un processus similaire en matière de stratégie intérieure semble se dessiner aux États-Unis, concernant la conduite à adopter face au nouveau grand rival géopolitique de l'Amérique qu'est la Chine. Bien qu'ils ne s'apprécient guère, les présidents Donald Trump et Joe Biden commencent à forger un nouveau consensus en matière de politique étrangère.
En effet, l'histoire ne manquera pas d'applaudir Trump, première grande figure de la politique américaine à désigner la Chine comme un rival dangereux et de plus en plus puissant; cette prise de position constituera probablement sa réalisation la plus significative.
Avant Trump, les commentateurs de la politique étrangère bipartisane des États-Unis partageaient l'idée complètement erronée selon laquelle la montée en puissance de la Chine serait probablement bénigne et devrait être encouragée, dans la mesure où Pékin deviendrait certainement une puissance plus proche du statu quo et plus pro-américaine à mesure qu'elle gagnerait en richesse.
En effet, M. Trump a été l'une des rares voix à avertir du contraire. L'essor de la Chine ne ferait pas de ce pays un pilier de l'ordre mondial actuel. Bien au contraire, en tant que puissance mondiale grandissante, elle chercherait à remodeler le monde dominé par les Américains. On peut mesurer la réussite de Trump en ce qui concerne cette idée géostratégique centrale en constatant qu'il a laissé derrière lui un Washington dans lequel les deux partis se rejoignent - au moins sur cette question - pour percevoir la montée de la Chine comme un défi immédiat pour les États-Unis et l'ordre mondial qu'ils ont créé.
Paradoxalement, Biden est en train de consolider, plutôt que de renverser, la politique de Trump vis-à-vis de la Chine, en y apportant une innovation tactique essentielle : considérer ce conflit géostratégique majeur sous l'angle de la nécessité de développer des alliances qui favoriseraient une victoire géostratégique. Alors que Trump s'est montré trop souvent grossièrement transactionnel en matière de politique étrangère - se mettant à dos les alliés mêmes qui procurent aux États-Unis un avantage stratégique inestimable face à une Chine dépourvue d'amis – Biden, lui, fait des mains et des pieds pour s'allier aux grandes puissances que sont le Japon, l'Inde et les pays anglo-saxons pour contrer l'expansionnisme de la Chine dans la région Indo-Pacifique.
La semaine dernière, lors du premier sommet des dirigeants du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le Quad) – un groupe stratégique en Asie, visant à lutter contre la Chine et comprenant les États-Unis, l'Inde, l'Australie et le Japon – Biden a étendu l'ordre du jour pour y inclure la production de vaccins ainsi que la défense de la liberté des mers. Ce faisant, M. Biden étoffe l'ordre du jour du Quad, qui évolue pour devenir une OTAN émergente.
Bien que le processus n'en soit qu'à ses débuts, les événements sont évidents. Comme pour Truman et Eisenhower, voilà que deux présidents américains, qui se désapprouvent profondément l'un l'autre, forgent les bases politiques nationales qui mèneront à un accord géopolitique concernant la manière de composer avec la première superpuissance rivale des États-Unis. Il s’agit d’un accord qui, semble-t-il, survivra à l'épreuve du temps.
Dr. John C. Hulsman est président et associé directeur de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil en risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la ville de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com
L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com