Ce qui suit est l'histoire de deux réunions délirantes auxquelles j'ai récemment assisté et qui ont réuni plusieurs groupes de réflexion. Elles font ressortir le caractère obsolète des analyses du risque politique portant sur le statut de l'Union européenne. Les applaudissements se substituent au raisonnement puisque Bruxelles finance de nombreux observateurs soi-disant indépendants. On ne peut en aucun cas espérer que les « experts » fassent preuve d'esprit critique puisqu’ils qui cherchent avant tout à faire plaisir aux dirigeants européens.
À la première réunion, on m'a placé dans un groupe de discussion auquel participait un Américain favorable à l'idéalisme wilsonien (la politique du président américain Woodrow Wilson, NDRL). Il défendait le point de vue des démocrates sur les relations des États-Unis avec la Chine et moi celui des républicains. Après un bon débat, le public, composé essentiellement d'Européens, nous a posé une série de questions. La première portait sur la place qu'occupe l'Union européenne dans la stratégie de la guerre froide entre la Chine et les États-Unis. N'est-il pas vrai que Bruxelles constitue la troisième superpuissance mondiale ?
Même si le débat se déroulait sur Zoom, j'ai échangé des regards ironiques avec mon homologue wilsonien, avec qui je ne partageais pratiquement aucun point de vue. En dépit de ses tendances favorables à l'Union européenne, il a fini par dire la vérité sans ménagement : bien qu'elle soit une superpuissance commerciale et un énorme marché intérieur, l'Union européenne ne joue absolument pas le rôle d'une grande puissance (et encore moins celui d'une superpuissance) au niveau des stratégies mondiales, car elle perd de son dynamisme économique, présente une division politique endémique et souffre d'une impuissance militaire (hormis la France). Un silence gêné a suivi. J'en ai profité pour dire en plaisantant que je cèderai le temps qui me restait à mon homologue démocrate parce qu'il a eu le courage de dire la vérité à cette audience soumise à un lavage de cerveau – la vérité selon laquelle l'Union européenne est loin de faire partie des grandes puissances –.
Sur ce, je suis passé à la deuxième réunion du groupe de réflexion, qui portait sur le nœud du problème : l'Allemagne à tendance mercantiliste, neutre et isolationniste. Comme à l'accoutumée, le représentant du groupe de réflexion allemand chargé de débattre avec moi a avancé toutes les excuses possibles : même si j'ai raison de critiquer l'Allemagne, celle-ci (pour reprendre sa phrase la plus irritante) « fera dorénavant ses devoirs » démentira sans peine les évidences historiques et factuelles accumulées depuis une génération et elle redressera avec fermeté l'État dans les mois à venir.
À bout de nerfs, et lassé par les mensonges analytiques que l'on entend dans les réceptions, je suis intervenu sans ambages en affirmant ce fait : en réalité, les Allemands s'abstiendront de faire quoi que ce soit au cours de l'année à venir et ne changeront rien à leur situation, car ils privilégient leur mode de vie douillet (et leur décadence) aux véritables sacrifices sous-tendant le financement d'une armée solide et la conception d'une politique étrangère européenne unifiée. Ma réponse a été accueillie par des regards haineux et un silence maussade incontesté. En effet, que pouvaient-ils dire compte tenu du fait que Berlin a pris congé de l'histoire du monde pendant les dernières décennies ?
M. Poutine a fait comprendre que dans une situation de crise, l'Union européenne n'est pas pertinente, comme en rêvent ses partisans.
Dr. John C. Hulsman
En effet, les crises permettent de voir plus clair, même pour les observateurs les plus obstinés. Bruxelles se voit confrontée à deux défis posés récemment par les puissances révisionnistes que sont la Chine et la Russie. Ces défis illustrent bien le fait que les vœux pieux prennent le pas sur les évaluations des risques politiques fondées sur les faits lorsqu’il s’agit de l'Union européenne qui est aujourd’hui bien moins importante que ce que l'on pourrait croire.
Pour commencer, prenons l'exemple de la petite Lituanie qui, à la fureur de Pékin, donne la primauté à Taïwan en matière de politique étrangère et économique. En guise de réponse, la Chine a soumis Vilnius à des pressions et a défié l'UE, en particulier l'Allemagne, de prendre des mesures à ce sujet. Ces derniers jours, l'Union européenne a intenté une action en justice contre la Chine auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour contester la restriction ou le blocage par Pékin des importations et des exportations en provenance et à destination de la Lituanie. Toutefois, Berlin a réagi de la manière que j'avais prévue (elle s’est montrée neutraliste, isolationniste et mercantiliste) et non comme le souhaiteraient les partisans de l'Union européenne. L'Allemagne reconnaît avec regret – en tant que superpuissance exportatrice – que la Chine constitue son plus grand marché d'exportation pour la cinquième année consécutive. Elle presse donc Bruxelles de tempérer ses critiques à l'égard de la Chine et de calmer la controverse.
Les principales entreprises allemandes, en particulier les constructeurs automobiles qui sont fortement tributaires des exportations vers Pékin, ont avisé Vilnius qu'elles se retireraient de la Lituanie si celle-ci ne réglait pas le différend dans les plus brefs délais. En effet, Berlin a préféré défendre ses intérêts commerciaux au détriment de la solidarité des pays européens, ce qui contredit son discours habituel sur l'importance qu'elle accorde à l'Union européenne.
Le même constat s'applique à la crise de l'Ukraine dans laquelle le président Vladimir Poutine exprime son mécontentement. Ainsi, aux premiers jours de la crise, les responsables russes se sont entretenus avec les États-Unis, l'Otan et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Ils se sont abstenus de se réunir avec des représentants de l'UE.
Et pourquoi le feraient-ils ? Moscou s'est en effet entretenu avec les États-Unis (une rencontre entre deux grandes puissances) et avec l'Otan (la plus grande alliance militaire du monde), ainsi qu'avec l'OSCE (le plus grand rassemblement transatlantique). L'Union européenne joue un rôle secondaire sur le plan stratégique. Ainsi, en discutant avec Bruxelles, Poutine aurait perdu un temps fou. Sous le regard impuissant et choqué de Bruxelles (et je trouve choquant qu'elle soit choquée), M. Poutine a fait comprendre qu'en cas de crise, l'Union européenne n'est pas pertinente, comme en rêvent ses partisans. Il est peu probable que cette situation change.
Au lieu de se laisser bercer par des contes de fées rassurants mais illusoires qui vantent l'importance révolue de l'Union européenne, le moment est venu de crier sur les toits, avec un esprit analytique, la réalité suivante : le roi est nu.
Dr. John C. Hulsman est président et associé directeur de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil en risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la ville de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com
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Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com