Le poète américain Robert Frost connaissait bien la nature du fondateur de son pays. George Washington, selon l’avis pertinent de Frost, « a été l’un des rares de toute l’histoire du monde à ne pas être obnubilé par le pouvoir ». Dans la biographie de Ron Chernow, « Washington : A life», lauréat du prix Pulitzer, il indique clairement qu’ à plusieurs reprises, le premier président américain a fait de ses retraites un art de la performance.
Qu'il établisse sa commission militaire devant le Congrès après la fin de la Guerre d’Indépendance ou qu'il quitte volontairement la présidence après huit années concluantes (plutôt que de rester indéfiniment), Washington, par ses actions, a clairement indiqué que personne, pas même lui, n’était indispensable. Car il savait dans son for intérieur que ce sont les institutions, et non les hommes, qui en fin de compte gouvernent les nations qui réussissent. Comme le raconte Chernow, Washington a servi de figure de transition essentielle vers un gouvernement de lois et non d'hommes, ce qui a fait qu’un homme comme lui ne soit plus indispensable.
A première vue, le nouveau Premier ministre italien Mario Draghi est une assez bonne reproduction de Washington. Draghi, 73 ans, ancien chef de la Banque centrale européenne, est crédité d'avoir sauvé l'euro. Impossible de penser à un autre Italien qui jouisse de la même crédibilité que Draghi, à la fois dans son pays et auprès des autres dirigeants européens.
Comme Washington, Draghi semble être revenu au pouvoir par un sens du devoir primordial, plutôt que par un quelconque désir d’accomplissement personnel. De plus, comme le général, Draghi a clairement indiqué qu'il ne voulait pas rester au pouvoir longtemps, espérant partir lors des prochaines élections législatives italiennes du 1er juin 2023. Comme pour Washington, l'abnégation de Draghi s'est avérée être politiquement populaire auprès de ses compatriotes. Un sondage récent de La Repubblica révèle que 85% des Italiens approuvent Draghi à la tête du nouveau gouvernement.
En effet, la popularité de Draghi et sa réputation, lui ont permis de former un gouvernement extrêmement élargi, les Frères d'Italie d'extrême droite étant le seul grand parti politique italien à refuser de rallier la nouvelle équipe. Signe de son emprise unique, Draghi a pu inclure dans le gouvernement le mouvement populiste Five Star et la Ligue d'extrême droite, ainsi que des partis plus établis comme le centre-droit Forza Italia et le centre-gauche PD. Personne d'autre n’en aurait été capable.
Impossible de penser à un autre Italien qui jouisse de la même crédibilité que Draghi.
Dr John C. Hulsman
Mais étant donné la mouture impressionnante du gouvernement, l’énorme popularité de Draghi ne devrait pas perdurer. Au-delà de rapidement remédier à une brèche générationnelle de l'élite dirigeante italienne, Draghi est chargé de vacciner efficacement le pays, ainsi que de convaincre – d'ici la fin avril – une Europe du Nord profondément sceptique qu'il a un plan pour dépenser les 209 milliards d'euros (255 milliards de dollars) réservés à cet effet dans les fonds de secours en cas de pandémie.
Pourtant, de tous les problèmes de l’Italie – dignes des travaux d’Hercule – l’économie sclérosée est probablement le pire. À la fin du mois de février, le taux de chômage officiel de l’Italie était de 9%, le chômage des jeunes atteignant 30%. Au total, 440 000 Italiens ont perdu leur emploi en 2020. On estime que les saisies d'entreprises italiennes devraient augmenter de 73% cette année. De même, le ratio dette / produit intérieur brut (PIB) de l’Italie devrait grimper à 160%. Tout cela alors que l’économie réelle de l’Italie est en chute libre, avec un PIB en baisse de 8,8% en 2020.
Il n’y a qu’un moyen de s’en sortir, et Draghi est l’homme clé pour que l’Italie puisse remédier à cette énigme politique: comment avec un tel déficit économique peut-il dépenser de l’argent, qu’il n’a tout simplement pas, pour sortir de l’impasse?
En 2019, Draghi a prononcé un discours qui apporte une réponse instantanée. Il admet que les niveaux de la dette publique seront exceptionnellement élevés dans un avenir prévisible. La clé est donc de s'assurer que les taux obligataires italiens restent suffisamment bas pour couvrir cette montagne de dettes. Mettant toute sa crédibilité en jeu, Draghi dit que la situation économique ne peut être viable que si « une bonne dette est utilisée à des fins productives », au lieu de cumuler les « créances insolvables habituelles à des fins improductives ». Et qui peut faire cette distinction macroéconomique clé ? Qui peut convaincre les marchés ? Draghi, et seulement Draghi, bien sûr.
C'est là que le nouveau Premier ministre italien fonctionne comme une sorte d'anti-Washington. Si le père fondateur de l’Amérique a joui de suffisamment de crédibilité personnelle et de temps pour que les institutions de la nouvelle république se consolident et se stabilisent, peut-on en dire autant du mandat de Draghi ? Compte tenu de l'inertie institutionnelle traditionnelle italienne, que s’en suivra -t-il ? Plutôt que de servir de pont à une renaissance italienne, le mandat de Draghi ne ressemblera probablement à rien de plus qu’une impasse, après laquelle les mêmes politiciens qui ont mené l’Italie à sa perte reviendront au pouvoir. Draghi est l'homme exceptionnel du moment, mais il n'est pas une institution. Tel est précisément le problème.
Le Dr John C. Hulsman est président et directeur associé de John C. Hulsman Enterprises, une importante société mondiale de conseil en risques politiques. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la City de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com.
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