Le plan du régime iranien d’infiltrer ses voisins et d’étendre son influence dans toute la région ne constitue plus la seule menace pour les pays arabes. La menace de la Turquie à la sécurité et la stabilité du Moyen-Orient est également devenue une réalité tangible en raison de ses actions dans de nombreux pays. Cette vulnérabilité arabe est, en partie, due à l’absence d’un projet unifié qui pourrait résister aux défis actuels et assurer les intérêts communs.
Le plan expansionniste iranien visant à infiltrer et étendre son influence dans le monde arabe a-t-il été adopté par la Turquie? Ou bien le plan turc, qui embrasse une interprétation plus modérée de l’Islam, est-il différent du plan iranien? Les mêmes politiques utilisées pour confronter le plan iranien pourraient-elles être utilisées pour confronter le plan turc? Ou bien faut-il une approche différente qui soit conforme aux principes et aux stratégies de la Turquie et aux défis qu’elle pose pour la sécurité régionale ?
Le plan iranien s’est focalisé sur la diffusion de l’influence théocratique du régime totalitaire dans les pays arabes, et plus particulièrement sur la doctrine de « l’exportation de la révolution ». Il repose en grande partie sur les faiblesses sécuritaires qui ont affecté bon nombre de pays arabes. Le régime iranien et ses allies utilisent aussi le confessionnalisme pour fomenter les conflits internes. Il a créé des entités politiques et militaires dont des milices à l’intérieur des pays arabes ciblés. Ces milices-là sont plus fidèles à l’Iran qu’à leurs propres gouvernements, et adoptent des slogans qui prônent « résistance » et « rejet de l’hégémonie américaine ».
Par ailleurs, le plan turc, malgré la nature séculaire de la Constitution de ce pays, est étroitement lié à l’Islam politique et ses partisans, tels que les Frères musulmans, opèrent à l’intérieur du monde arabe.
La Turquie était connue pour son kémalisme, ses taux de croissance économique élevés, sa prospérité et sa politique étrangère basée sur « zéro problèmes » avec d’autres États. Mais elle a maintenant subi des changements dramatiques, rejetant ainsi ce qui précède et s’empêtrant dans des conflits internes en Syrie, en Irak et en Lybie, ce qui a causé des relations tendues aves la majorité des États arabes du Golfe. La Turquie finance et soutient certains groupes politiques et a récemment annoncé clairement qu’elle envisageait raviver l’époque ottomane et reprendre son statut de leader dans le monde islamique. Ceci aura apparemment lieu via la vente de l’Islam politique aux autres par la Turquie, tout en adoptant une laïcité modérée dans le pays. Cette dualité, ou hypocrisie, a permis à la Turquie d’infiltrer des nations du monde arabe à une échelle plus large que celle de l’Iran. Alors que le plan iranien attire, en grande partie, les minorités chiites éparpillées dans les pays arabes qui soutiennent Wilayat Al-Faqih, le plan turc, lui, cible la majorité sunnite.
Les plans iranien et turc se caractérisent tous les deux par des éléments de soft power et de hard power en ce qui concerne leur infiltration et leur pénétration dans les pays de la région. Tandis que l’Iran contrôle les milices armées en Syrie au Liban et en Irak, la Turquie soutient des milices en Syrie, maintient une présence militaire au nord de l’Irak et est impliquée dans un conflit interne en Lybie. Tandis que l’Iran a recruté des mercenaires d’Afghanistan et du Pakistan pour combattre en Syrie, la Turquie a recruté des mercenaires de Syrie, les catapultant ainsi dans les troubles civils libyens.
Bien que l’Iran ait été jusqu’à présent incapable d’établir une base militaire permanente en Syrie malgré son maintien d'une présence militaire intensive, nous constatons que la Turquie a établi une multitude de bases militaires, s'étendant à travers le golfe Persique jusqu'à l'ouest de la Libye. Au Qatar, la Turquie a mis en place la base militaire Tariq ibn Ziyad en 2015 et la base Khalid ibn Al-Walid en 2020. En Somalie, elle a établi une base à Mogadiscio en 2017. En Irak, la Turquie compte jusqu'à 15 bases militaires, la principale étant la base de Baishqa à la périphérie de Mossoul.
En Syrie, la Turquie a transformé les postes d’observation qu’elle avait créés dans le cadre de l'accord d'Idlib signé avec la Russie en mars en bases militaires à Jarabulus, Azaz, Afrin et Al-Bab. Cela s'ajoute à la base de Murak dans le centre de la Syrie, qui est la plus éloignée de la frontière syro-turque. Par ailleurs, en Libye, la Turquie a commencé à opérer depuis la base aérienne d'Al-Watiya dans l'ouest du pays en mai.
En ce qui concerne le soft power, nous constatons que la Turquie a pénétré les sociétés arabes d'une manière bien plus intensive et omniprésente que l'Iran, qui se limite à la minorité chiite. Dans le passé, les Arabes ont commis une erreur en aidant les Ottomans à établir et à étendre leur règne. Cela se répète aujourd'hui avec la promotion, le doublage et la traduction en arabe de feuilletons et de films en langue turque d'inspiration ottomane. Celles-ci font vibrer les cordes sensibles des Arabes et attisent leurs sentiments islamiques. Les centres culturels turcs se sont répandus dans le monde arabe à un tel point que les tendances de la mode régionale sont désormais largement inspirées par le dernier style à Istanbul.
Toute cette passion arabe pour le modèle turc a eu lieu avant que la stratégie d’infiltration turque ne soit exposée. Concernant le modèle iranien, il s’est passé la même chose dans les pays arabes durant les mandats des présidents soi-disant réformateurs Hashemi Rafsanjani et Mohammed Khatami, mais à plus petite échelle.
Les plans iranien et turc ont tous deux leurs propres aspirations économiques expansionnistes. L’Iran cherche à contrôler les ressources minières de la Syrie, à monopoliser les contrats de reconstruction dans le pays et à dominer le secteur de l’énergie en Irak. Quant à la Turquie, elle exploite le boycott arabe du Qatar pour exporter ses produits là-bas et profiter de son soutien financier afin de consolider sa devise. La Turquie a également profité de la situation agitée en Lybie pour signer un accord de délimitation des frontières maritimes qui lui permettrait de s’emparer de ressources pétrolières et gazières libyennes.
Le plan turc est aussi dangereux que le plan iranien, puisque tous les deux violent la souveraineté des pays arabes et forment des entités politiques et militaires fidèles à Ankara et Téhéran. Le plan turc cherche à établir un empire colonial basé sur une idéologie néo-ottomane qui fusionne l'histoire coloniale ottomane avec un État civil laïque, tout en soutenant aussi l'Islam politique — constituant un modèle contradictoire. Il est nécessaire que les pays arabes s’efforcent de faire avorter le plan turc avant qu’il ne s’étende davantage et entre dans une phase plus dangereuse et cruelle, comme c’est le cas avec le plan iranien, qui s’est étendu en raison de l’incapacité de la région à le rejeter dès le début.
Dr. Mohammed Al-Sulami est directeur de l'Institut international d'études iraniennes (Rasanah).
Twitter : @mohalsulami
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Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com