Ces dernières années, Ankara et Moscou ont resserré les liens diplomatiques ; ces deux pays pleins de détermination ont traversé les tempêtes qui ont secoué leurs relations complexes et ont coopéré dans bien des domaines. Cette coopération repose sur un équilibre très sensible dans trois dossiers principaux : la Syrie, la Libye et le Haut-Karabakh.
La Syrie et la Libye représentent des conflits de pouvoir de longue date, que ce soit au sein de ces pays ravagés par la guerre ou dans le cadre du conflit géopolitique plus large. Cependant, à la fin de l'année dernière, le Haut-Karabakh, conflit gelé depuis de nombreuses années, s'est imposé sur la liste des relations précaires entre la Turquie et la Russie.
Le 29 décembre, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, s'est rendu à Sotchi, pour s'entretenir avec son homologue russe, Sergeï Lavrov, lors de la huitième réunion du Groupe de planification stratégique conjoint turco-russe. « Nous allons évaluer les relations bilatérales entre nos deux pays dans tous leurs volets. Nous coopérons avec la Russie en dépit de nos différences sur les questions régionales », a déclaré M. Cavusoglu avant la réunion.
Tout en rappelant qu'Ankara et Moscou s'opposent en Syrie, il a souligné que leur coopération dans le cadre du processus d'Astana se poursuivrait dans le cadre des réunions de la commission constitutionnelle. Il a également affirmé que la Syrie ne serait pas le seul dossier abordé ; la situation en Libye et dans le Haut-Karabakh serait également évoquée. Grâce à cette réunion, les ministres russe et turc des Affaires étrangères ont préparé le terrain pour le prochain sommet présidentiel du Conseil de haut niveau de coopération turco-russe qui réunira Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine.
Plus important encore, les deux pays ont convenu de réexaminer en profondeur leurs relations bilatérales ainsi que leur coopération régionale en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh, et de procéder à des consultations diplomatiques en 2021-2022.
En dépit de la solution apportée au conflit du Haut-Karabakh, Ankara et Moscou sont loin de se retrouver dans le même camp. Elles étaient en désaccord pendant la guerre qui a opposé l'Arménie et l'Azerbaïdjan pendant six semaines et qui s'est concentrée sur la région contestée. La réunion de Cavusoglu-Lavrov est intervenue à un moment où les deux pays venaient de parachever leurs efforts visant à établir un centre commun de contrôle et de vérification de l'application de l'accord Azerbaïdjan-Arménie. À l'heure actuelle, la Turquie et la Russie surveillent de concert le fragile cessez-le-feu. Ankara a déjà envoyé le premier lot de troupes qui stationnera dans le centre de la province d'Agdam en Azerbaïdjan.
Par ailleurs, le Haut-Karabakh ne constitue pas le seul point chaud où les forces turques et russes effectuent des patrouilles conjointes. En effet, les deux pays mènent également une mission de patrouille conjointe dans la province syrienne d'Idlib, le long de l'autoroute stratégique M4. Depuis l'accord conclu entre la Turquie et la Russie sur Idlib en 2018, qui interdit les actes d'agression, plus de 1 300 civils ont trouvé la mort dans la zone de désescalade. Même si les deux pays ont soutenu des camps opposés dans la guerre en Syrie, ils ont convenu une fois de plus, en mars dernier, de cesser les activités militaires dans la région nord-ouest d'Idlib après que la violence accrue a poussé les deux parties au bord de l'affrontement. En vertu de cet accord, leurs forces turques et russes effectuent des patrouilles conjointes le long de l'autoroute M4 est-ouest, ce qui établit un corridor de sécurité de part et d'autre de cette autoroute.
En outre, la politique étrangère de la Turquie en Libye comporte une dimension russe. En Libye comme en Syrie, la Russie et la Turquie coopèrent d'une part et soutiennent des parties opposées d'autre part. Alors qu'Ankara apporte son soutien au gouvernement d'accord national (GNA) soutenu par les Nations unies contre les forces de Khalifa Haftar, Moscou appuie ce dernier en faisant appel aux mercenaires du groupe Wagner. Un nouvel échiquier a fait son apparition dans le pays lorsque les forces du gouvernement d'accord national (GNA) ont reconquis plusieurs villes à l'ouest du pays. La situation en Libye est d'autant plus désespérée que celle en Syrie et aucune lumière ne se profile au bout du tunnel.
La Russie et la Turquie sont parvenues à développer un modus operandi efficace, qui a largement servi les ambitions régionales et les intérêts particuliers de chaque partie.
Sinem Cengiz
Cependant, ces trois scènes ne sont pas les seuls lieux de confrontation entre les intérêts turcs et russes. La Crimée constitue en effet un autre sujet de discorde. Deux jours après avoir réitéré ses relations avec Moscou, M. Cavusoglu a déclaré que la Turquie continue de rejeter la souveraineté russe sur la péninsule de Crimée. Cette déclaration ne date pas d'hier. Moscou est consciente de la position d'Ankara vis-à-vis de la Crimée et continue de renforcer sa propre position. Le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, a même admis que la Crimée constituait « un grand différend » dans les relations entre Moscou et Ankara.
Les spécialistes en relations internationales considèrent que les liens bilatéraux entre Ankara et Moscou représentent un exemple tout à fait inhabituel. Ils illustrent bien l'interaction complexe entre deux États qui ont rencontré chacun ses propres difficultés ; une interaction qui se limite à une diplomatie internationale réduite.
Bien entendu, la Russie et la Turquie sont parvenues à développer un modus operandi efficace, qui a largement servi les ambitions régionales et les intérêts particuliers de chaque partie. Même si la coopération en Libye et en Syrie est susceptible de perdurer, de nouveaux défis régionaux et internationaux risquent de mettre à l'épreuve les relations turco-russes à l’avenir. Nous devons observer de près les développements aux États-Unis et en Méditerranée orientale, ainsi que le dossier kurde, pour pouvoir déterminer comment Ankara et Moscou vont affronter les tempêtes des nouveaux défis qui se profilent à l'horizon.
Sinem Cengiz est analyste politique turque, spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient
Twitter: @SinemCngz
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.