Les analystes tendent quelquefois à surestimer l'importance des relations entre les pays et la contribution qu'ils apportent aux intérêts nationaux des autres pays. La réalité semble pourtant être différente. Bien au contraire, on a également tendance à dramatiser les tensions qui règnent entre les pays. Les relations extérieures de la Turquie, en particulier, sont lues sous ces angles, ce qui conduit à une mauvaise interprétation de la réalité qui se cache sous la surface.
La semaine dernière, une querelle diplomatique a opposé Ankara et Téhéran au sujet d'une poésie. En quelques jours, les choses se sont remises en place. Quand on analyse les relations turco-iraniennes, qui sont parmi les plus compliquées et les plus fragiles de la région, il convient toujours de vérifier l'état réel de la relation, tant en surface qu'en profondeur.
Les tensions politiques entre les deux pays ont éclaté lorsque le président turc Recep Tayyip Erdogan a récité un poème écrit par un poète azéri lors d'une visite officielle à Bakou le 10 décembre, pour célébrer la victoire de l'Azerbaïdjan sur l'Arménie dans le Haut-Karabakh. Le poème évoque le fleuve Aras qui sépare l'Azerbaïdjan des provinces azerbaïdjanaises du nord-ouest de l'Iran. De peur que le poème récité par le président turc n'attise les sentiments séparatistes chez les minorités azéries d'Iran, ce dernier a convoqué le lendemain l'ambassadeur turc à Téhéran pour exprimer sa « sévère condamnation ».
Le ministère iranien des Affaires étrangères a qualifié les mots d'Erdogan d' « inacceptables et importuns ». Le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif est allé plus loin, en affirmant sur Twitter que le poème « évoque la séparation forcée des zones au nord de l'Aras de la métropole iranienne . N'a-t-il pas compris qu'il portait atteinte à la souveraineté de la République d'Azerbaïdjan ? ». Les politiciens iraniens sont allés plus loin en formulant des déclarations agressives, et les médias iraniens ont même accusé Ankara d'alimenter le séparatisme en Iran et de compromettre l'unité territoriale du pays. En guise de représailles, le ministère turc des Affaires étrangères a convoqué l'ambassadeur iranien à Ankara pour dénoncer la réaction « agressive » de son pays.
Le porte-parole du parti au pouvoir en Turquie, Ömer Çelik, a réagi sans tarder aux commentaires des politiciens iraniens et a déclaré que « nous condamnons le langage grossier employé par certains politiciens iraniens envers notre président ». Le directeur turc de la Communication, Fahrettin Altun, a affirmé que l'Iran a détourné le sens du poème « pour alimenter des tensions absurdes ». Cette déclaration fait suite à des conversations par téléphone qu'ont échangées les ministres des Affaires étrangères des deux pays et la partie iranienne a déclaré par la suite que les parties avaient résolu leur différend. « Les parties ont insisté sur l'importance de renforcer et d'étendre les relations entre les deux pays », a déclaré l'ambassade iranienne à Ankara dans un message sur Twitter.
Puisque l'Iran voit l'Azerbaïdjan musulman comme une menace potentielle pour sa sécurité nationale, il apporte un soutien à la fois direct et indirect à l'Arménie depuis l'effondrement de l'Union soviétique.
Sinem Cengiz
La remarque la plus importante provient du président iranien Hassan Rouhani qui a déclaré que Téhéran pourrait passer outre une querelle diplomatique avec la Turquie. « A mon avis, nous sommes en mesure de surmonter cette situation grâce aux clarifications qu'ont fournies les responsables turcs, mais notre peuple est très sensible à cette question », a expliqué M. Rouhani lors d'une conférence de presse télévisée à Téhéran.
Pour revenir au point de départ, ces déclarations traduisent ce qui est apparu en surface dans les relations turco-iraniennes. Quant à ce qui se cache sous la surface, une liste de facteurs a conduit à une telle réaction du côté iranien, mais peu de ces facteurs seront mentionnés dans cet article.
Les fonctionnaires de Téhéran ont réagi de manière excessive au poème pour bien des raisons. On ne peut pas prétendre que Téhéran se réjouissait du rôle important de la Turquie dans les tensions entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie et de la façon dont le conflit a pris fin. L'Iran, qui considère l'Azerbaïdjan musulman comme une menace potentielle pour sa sécurité nationale, apporte un soutien direct et indirect à l'Arménie depuis l'effondrement de l'Union soviétique.
Deuxièmement, Téhéran a connu un scénario cauchemardesque lorsqu’Israël a rejoint les rangs de la Turquie et de l'Azerbaïdjan - avec des moyens politiques - dans le cadre du récent conflit dans le Caucase. Même si Ankara et Tel-Aviv coopèrent avec l'Azerbaïdjan et lui apportent un soutien différent, deux autres pays soutiennent de manière décisive les dirigeants azéris. Alors que l'Azerbaïdjan met la Turquie et Israël au diapason dans le Caucase, il élargit le fossé entre la Turquie et l'Iran - qui risquent de rivaliser pour exercer leur influence en Asie centrale et dans le Caucase. Bien que la rivalité turco-iranienne dans ces régions soit passée sous silence, on ne peut négliger les inquiétudes des dirigeants iraniens quant à la domination de la Turquie dans cette région, où la Russie est un acteur dominant et une puissance régionale influente.
Troisièmement, le dossier de la Syrie reste ouvert même si les soulèvements dans les pays arabes célèbrent cette semaine leur dixième anniversaire. La coopération entre l'Iran et la Turquie se poursuit et la Russie y est toujours impliquée. Cependant, il ne faut pas surestimer la portée de la coopération entre Ankara et Téhéran. Bien qu’ils partagent quelques intérêts économiques et sécuritaires, leurs intérêts divergent pourtant sur de nombreux points. Les deux États, dotés d'identités politiques et d'idéologies fondamentalement distinctes, ont toujours été et continuent d'être des rivaux en dépit de leur coopération dans certains domaines.
Pour conclure, à présent que l'administration Biden entrera bientôt en fonction, Téhéran et Ankara ont tous deux entrepris des calculs régionaux ; voilà l'autre facette de la conclusion si rapide de la querelle de poèmes. Par le passé, les responsables turcs et iraniens ont échangé des déclarations sévères qui ont montré que les relations entre les deux pays avaient atteint leur point le plus bas, en raison de divergences sur des questions régionales. Aujourd'hui, les enjeux sont suffisamment importants pour que les deux parties décident que la meilleure formule serait de tirer le rideau sur leurs différends.
Sinem Cengiz est une analyste politique turque, spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient
Twitter: @SinemCngz
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.