Dans une récente interview avec « Philosophie magazine », l'historien et penseur français Marcel Gauchet déconstruit l'idée communément admise de « l'exception arabe » dans le processus de sécularisation planétaire.
Pour Gauchet, le monde arabe est traversé par les mêmes dynamiques de modernisation culturelle et sociale qui ont marqué le parcours des sociétés occidentales. La rationalité scientifique, la gouvernance techno- économique, le positivisme juridique sont les points saillants de cette évolution constante vers le mode de sécularisation portée par le mouvement de la mondialisation.
La remarque de Gauchet s'inscrit dans le débat passionné qui agite actuellement les milieux intellectuels et politiques français.
L'idée en vogue dans ces milieux est celle de la consubstantialité du religieux, du juridique et du politique en islam, ce qui entraverait objectivement les opportunités de modernisation séculière dans les sociétés arabes à majorité musulmane.
Deux versions de cette assertion sont à distinguer ici : une version savante qui puise sa teneur argumentative du corpus doctrinal islamique classique appréhendé à l'aune des systèmes juridiques formels contemporains, et une version idéologique qui met l'accent sur les déboires de l'islamisme radical considéré comme la quintessence même de l'islam comme religion et structure dogmatique.
Pour les tenants de la version savante, la spécificité de l'islam dans la tradition monothéiste relève de son fondement normatif juridique qui détermine même sa configuration théologique : Dieu est avant tout le souverain suprême qui impose sa volonté absolue par ses prescriptions sacrées à ses créatures serviles. L'islam, selon cette approche, serait une orthopraxie axée sur des pratiques régulées et non une théologie ou une éthique humaniste.
La rationalité scientifique, la gouvernance techno- économique, le positivisme juridique sont les points saillants de cette évolution constante vers le mode de sécularisation portée par le mouvement de la mondialisation
Cette conception du juridico - politique en islam est une construction théorique tardive, influencée par la vision moderne du droit positif comme émanation d'un pouvoir souverain (en l'occurrence l'Etat- Nation). Les études monumentales de Wael Hallaq sur l'histoire du Fiqh islamique ont mis en évidence que le système normatif islamique classique ne répond nullement aux critères du droit moderne, on peut même le concevoir comme un anti-juridisme dans la mesure où la souveraineté divine ne peut-être objectivée dans des lois formelles ou positives. Le normatif dans l'islam classique est plus une visée éthique, des impératifs absolus à traduire dans l'économie de la praxis humaine, qu'un corpus réglementaire ou un code juridique. De ce fait, Hallaq parlait à propos de ce qu'on nomme habituellement « l'état islamique » d'un « impossible state ».
La version idéologique de la théorie du caractère juridico- politique de l'islam est le point de jonction entre les courants d'islam politique et la nouvelle islamophobie raciste qui réduit l'islam à ses pires et plus radicales déviances.
Le nœud conceptuel des tendances d'islam politique pourrait être résumé par la célèbre formule de Hassan Al- Banna, fondateur du mouvement des frères musulmans, pour qui « l'islam est à la fois une religion et un état, un livre révélé et un sabre ». Cette formule réélaborée et réinvestie en théorie de légitimité politique est la source profonde et ultime des sectarismes radicaux qui ont dévasté le monde arabe ces dernières décennies. Bien qu'elle fût dénoncée et récusée par la majorité absolue des grands érudits et spécialistes de l'islam dès sa première énonciation, cette formule continue à être la pièce maîtresse du discours haineux sur l'islam .
De par sa profession de foi idéologique même, l'islamisme radical est une illustration claire de l'effet de sécularisation sur le champ religieux, il traduit le phénomène moderne de privatisation, d'individualisation, bien qu'il soit une tentative de transfert de la spiritualité islamique en idéologie de combat ou de pouvoir.
La résurgence du religieux dans ses formes multiples actuelles (communautaire ou identitaire, radical ou violent ...) n'est pas spécifique aux sociétés arabo - islamiques, bien que les crises structurelles dont souffrent ces sociétés se traduisent souvent dans le champ religieux. Les enquêtes et recherches anthropologiques ont largement démontré que le transcendant, le sacré, la communion ne sont pas l'apanage exclusif des religions ; ils sont les racines même du lien social et peuvent être malléables et manipulables dans diverses directions.
Dans la dynamique de mondialisation actuelle, les formes ravivées du religieux sont à cerner comme l'autre face de la logique d'uniformisation, de globalisation planétaire qui nourrit et attise les demandes identitaires comme blocs de subjectivité différenciée.
Le radicalisme religieux dans le contexte arabo-musulman ne résulte donc ni d'une tradition scripturaire ou normative originelle, ni d'un imaginaire culturel initial, elle est plutôt l'effet d'une conscience malheureuse en rupture avec les fonds spirituels et éthiques de l'islam classique. C'est dans ce sens qu'il est une consécration notoire de la dynamique même de sécularisation dans sa face sombre.
Seyid Ould Abah est professeur de philosophie et sciences sociales à l'université de Nouakchott, Mauritanie, et chroniqueur dans plusieurs médias. Il est l'auteur de plusieurs livres de philosophie et pensée politique et stratégique.
Twitter: @seyidbah
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