Automne 2020. France. Les odieux assassinats du professeur Samuel Paty et des trois fidèles dans l’église de Nice, au couteau, signés « Allah Akbar », s’ajouteront à ceux qui ont déjà endeuillé nos mémoires depuis des années. Une nouvelle fois, l’islam est associé au terrorisme. On n’a l’impression qu’on ne sortira jamais du tunnel. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
2015, déjà, avait été tragique une annus horribilis avec les attentats terroristes à la suite des caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo. Cette année marquait un tournant dans l’histoire de France. Une haine de l’islam était palpable partout, nourrie par les amalgames, les peurs et les confusions. Elles avaient pris racine dans les esprits.
Hier comme aujourd’hui, la France est sous haute tension sanitaire, sécuritaire et identitaire. L’islam est la pierre d’achoppement d’une émotion nationale majeure qui a une traduction immédiate en politique. Une guerre est engagée entre Eux et Nous, que les attentats ont relancée, certes, mais en réalité, qui est à l’œuvre depuis les années 1970.
D’un côté, une frange de Français exprime ouvertement son ras le bol des Arabes et/ou des Musulmans et trouve dans le vote extrémiste un exutoire à sa colère. De l’autre, des Français d’origine arabo-maghrébine, renvoyés sans cesse à leur religion (ou supposée telle), de plus en plus discriminés, sont encore les boucs-émissaires d’un contexte national et international qui les fragilise dans leur vie quotidienne. Quant au culte musulman, il est incapable de donner une image claire et unitaire au public et souvent, les associations, fédérations, groupements, mouvements cultuels qui existent en France, prétendent représenter une communauté musulmane qui n’existe pas. Les musulmans sont anticommunautaristes.
Hier comme aujourd’hui, la France est sous haute tension sanitaire, sécuritaire et identitaire. L’islam est la pierre d’achoppement d’une émotion nationale majeure qui a une traduction immédiate en politique.
En France, le rejet des Arabes et/ou des musulmans est allé crescendo depuis trois décennies, les langues se sont déliées. «Ils vont nous bouffer!», «Arabi Fora!», «Y’en a marre des “bougnouls”!», «Islam dehors!». En 1991, déjà, Michel Poniatowski, ancien ministre de l’Intérieur, écrivait dans Que survive la France : «… cette invasion musulmane […] doit être rejetée, il y va de notre propre survie».
À l’évidence, à droite, les langues politiques s’étaient déjà déliées au début des années 1990, mais dans la décennie suivante, des seuils ont été franchis. Exit la traditionnelle langue de bois, les métaphores, les sous-entendus. Fermeté, vérité et clivage étaient érigés en slogans par les nouveaux gouvernants pour défendre l’identité française. Et les Arabes étaient placés au cœur du réacteur. Les arabes et/ou musulmans, on ne sait pas. L’islam ou l’islamisme ? On ne sait pas non plus. Chiites ou sunnites ? Hier comme aujourd’hui, la France est sous haute tension sanitaire, sécuritaire et identitaire. L’islam est la pierre d’achoppement d’une émotion nationale majeure qui a une traduction immédiate en politique.
Le politique manque rarement l’occasion d’en faire fortune, à l’approche d’une échéance électorale, notamment avec la thèse du complot/invasion, devenue le cheval de bataille dans une partie de la droite, autour du thème d’une «cinquième colonne». Les musulmans auraient partout des appuis dans les médias, les associations pour leur projet de colonisation… Pléthore d’exemples existent de responsables politiques nationaux qui, depuis longtemps, instrumentalisent les supposés périls que représenteraient les musulmans pour la nation.
Hier comme aujourd’hui, la France est sous haute tension sanitaire, sécuritaire et identitaire. L’islam est la pierre d’achoppement d’une émotion nationale majeure qui a une traduction immédiate en politique.
Nicolas Sarkozy, le 5 février 2007, en pleine campagne présidentielle, à la télévision, énonçait sa doctrine: «Quand on habite en France, on respecte ses règles, c’est-à-dire qu’on n’est pas polygame, qu’on ne pratique pas l’excision sur ses filles, on n’égorge pas le mouton dans son appartement.» Élu président, son «ministère de l’identité nationale et de l’immigration» était confié à Brice Hortefeux, lui-même accusé peu après de racisme antiarabe. Fatalement, à l’Élysée, le débat était déclenché sur l’incompatibilité de l’islam et la République. Il allait vite virer à la haine de l’islam.
Plus tard, une autre charge venait d’une secrétaire d’État du président Sarkozy, Nadine Morano, connue pour son hostilité aux musulmans. Elle énonçait publiquement ses vœux: «Moi, ce que je veux du jeune musulman, quand il est Français, c’est qu’il aime son pays, c’est qu’il trouve un travail, c’est qu’il ne parle pas le verlan, qu’il ne mette pas sa casquette à l’envers.» On notera que, dans sa bouche, le jeune des banlieues, naguère appelé «Beur» ou «jeune des cités», est devenu «Le jeune musulman», ce qui montre bien la dérive sémantique. Le regard de la ministre a été islamisé. Sa langue aussi.
Ainsi, la foire d’empoigne identitaire était lancée, si bien qu’avant la présidentielle de 2012 «la dangerosité de l’islam» pour la république servait clairement de pierre angulaire au clivage droite-gauche. Un clivage à double détente, qui opérait non seulement entre musulmans et non-musulmans, mais aussi entre musulmans eux-mêmes, les croyants non pratiquants et les pratiquants, les laïcs et les autres, etc. Chacun était sommé de prendre position: avec nous ou contre nous.
Parallèlement, dans plusieurs villes de France, les agressions se multipliaient contre les mosquées, mitraillage, cocktails Molotov, bris de vitres, bouteille de gaz, et dans les cimetières, avec les profanations de carrés musulmans... Des croix gammées souillaient des stèles des tombes musulmanes. À l’entrée des mosquées, des croyants trouvaient des pieds de cochon… porc, jambon, puis apéro jambon-pinard dans les rues, les produits du terroir français étaient mis à contribution dans la guerre qui battait son plein. Ils étaient censés incarner la résistance française à la pénétration de l’islam. La minorité n’allait pas remplacer la majorité. Il faillait partir à la reconquête. En politique, le rejet de l’islam et des musulmans constituait même un «projet de société», au même titre que l’arrêt de l’immigration. Le Front national était en passe de devenir le premier parti du pays.
Aux États-Unis, en 2016, Donald Trump, candidat à la présidentielle, proposait l’arrêt total de l’entrée des musulmans aux États-Unis. Après les attentats de novembre à Paris, il avait déjà demandé chez lui la fermeture des mosquées et le fichage des musulmans. Au moment de la campagne présidentielle opposant Trump à Biden en novembre 2020, il est intéressant de se rappeler qu’aux États-Unis, en 2008, les manipulations de l’opinion publique, autour de l’islam, par les républicains n’avaient pas empêché l’élection d’Obama. En octobre de cette année, la campagne arrivait à son terme. Les débats étaient rudes. Obama était donné vainqueur et les coups bas pleuvaient, venant des Républicains qui continuaient de lui inventer des affiliations équivoques… à l’islam, insistant sur son enfance en Indonésie où il avait fréquenté une école coranique. Ils avaient même dénoncé ses connexions avec des réseaux terroristes !
La haine montait chez les électeurs républicains. Si bien que lors d’un meeting politique, quelqu’un avait crié dans la foule «kill him!», «qu’on le tue!», un appel au meurtre aussitôt repris en chœur par d’autres voix parmi les dizaines de milliers de personnes dans la salle, chauffées à blanc. Lors de cette campagne, un homme monta au créneau contre les dérapages islamophobes dans son propre parti: Colin Powell. Africain-Américain, Républicain, ancien secrétaire d’État à la Défense de G.W. Bush. Il appela à voter Obama. Les dérives raciales chez les Républicains l’avaient rebuté: «… Je suis troublé par un autre argument de McCain, que d’autres membres du parti républicain mettent aussi en avant, on ne se gêne plus pour dire des choses comme : “Monsieur Obama est un musulman!” Or, il n’est pas musulman. Il est chrétien et l’a toujours été. Mais la vraie réponse est “Et alors, s’il l’avait été?” Est-ce un problème d’être musulman dans ce pays? La réponse est non, ça ce n’est pas l’Amérique. Est-ce un problème d’être un enfant américain musulman de sept ans et de rêver de devenir président des États-Unis? J’ai entendu des membres éminents de mon parti lancer qu’Obama était musulman et qu’il devrait être associé au terrorisme! Ce n’est pas une façon de faire, en Amérique…»
Une autre fois, un incident raciste révélateur s’était produit lors d’un meeting de McCain. Du public chauffé à blanc, une vieille dame avait surgi sur scène et crié qu’Obama était «un Arabe» et qu’elle ne voterait jamais pour lui! Surpris, McCain lui avait arraché le micro, rappelant qu’Obama n’était pas un Arabe, mais quelqu’un de «décent». Au demeurant, arabe ou musulman, on ne sait pas trop qui la vieille dame fustigeait, mais lors de cette élection de 2008, Colin Powell avait lancé la bonne question : était-ce un problème d’être musulman aux États-Unis? Il devait connaître la réponse. Six ans plus tard, un sondage montrait qu’après sa victoire 17% des Américains croyaient encore Obama musulman, contre 12% en 2008. Plus c’est gros, mieux ça passe. À méditer…
Azouz Begag est écrivain, chercheur au CNRS et ancien ministre (2005-2007).
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.