Les gouvernements occidentaux ne doivent pas ignorer les avertissements sans précédent de leurs fonctionnaires

La réponse israélienne a entraîné la mort de civils à Gaza dans des proportions difficiles à appréhender et qui ne peuvent en aucun cas être justifiée (Photo fournie).
La réponse israélienne a entraîné la mort de civils à Gaza dans des proportions difficiles à appréhender et qui ne peuvent en aucun cas être justifiée (Photo fournie).
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Publié le Lundi 19 février 2024

Les gouvernements occidentaux ne doivent pas ignorer les avertissements sans précédent de leurs fonctionnaires

Les gouvernements occidentaux ne doivent pas ignorer les avertissements sans précédent de leurs fonctionnaires
  • Les gouvernements occidentaux ne doivent pas ignorer les avertissements sans précédent de leurs fonctionnaires
  • Donner un blanc-seing à Israël pour sa réponse au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre était une erreur colossale

Si la brutalité des actes qui ont tué des Israéliens n'a pas été oubliée, elle a été rapidement éclipsée par l'impitoyabilité et l'insouciance dont ont fait preuve les forces israéliennes

Pour la plupart des gens, la fonction publique est une machine bureaucratique sans visage qui conseille les politiciens et exécute leurs politiques. Elle opère toujours dans les coulisses, loin des yeux du public, ses fonctionnaires partageant leurs opinions et leurs analyses dans leur environnement professionnel et pas au-delà.

Par conséquent, la décision de 800 fonctionnaires américains et européens de signer une lettre contenant des critiques cinglantes sur l'approche non critique de leurs gouvernements à l'égard de la manière dont Israël mène sa guerre à Gaza, au point de rendre leurs pays complices de crimes de guerre, devrait tirer la sonnette d'alarme.

La missive doit également être considérée dans le contexte de critiques légitimes plus larges concernant le deux poids deux mesures de l'Occident lorsqu'il s'agit d'examiner et de faire respecter les conventions sur les droits de l'homme et les règles du droit international.

La nature sans précédent d'une telle expression collective et publique d'exaspération – en termes d'échelle, de répartition géographique des signataires et de calendrier – indique un profond sentiment d'inquiétude, d'urgence et peut-être même de désespoir: donner un blanc-seing à Israël pour sa réponse au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre était une erreur colossale.

En outre, si l'on permet que cette situation perdure, à la fois tacitement et explicitement, comme le prévient la lettre, cela engendrera un «risque plausible que les politiques de nos gouvernements contribuent à de graves violations du droit humanitaire international, à des crimes de guerre et même à des nettoyages ethniques ou à des génocides».

Toute personne habituée à dialoguer avec des fonctionnaires sait que, contrairement aux hommes politiques, ils ont tendance à privilégier la sobriété et la nuance, en particulier lorsqu'il existe une possibilité que leurs pensées et leurs opinions soient rendues publiques.

Ce n'est pas le cas de cette lettre. Sa publication était une décision délibérée et la manière dont elle a été rédigée, signée et diffusée de manière aussi coordonnée, de même que que le fait que les signataires comptent environ 80 fonctionnaires américains, dont de nombreux diplomates, indiquent que ces fonctionnaires estiment ne pas être écoutés par les gouvernements qu'ils servent. Ils ne croient pas non plus pouvoir persuader les administrations de revenir sur leurs politiques préjudiciables sans le soutien extérieur des médias, des politiciens de l'opposition, de la société civile et du grand public.

Ce ne sont pas seulement les gouvernements respectifs que ces fonctionnaires servent qui devraient tenir compte des avertissements formulés dans leur lettre. Israël devrait aussi comprendre que ses actions compromettent l'amitié et le soutien de certains de ses plus proches alliés.

Immédiatement après le 7 octobre, les témoignages de sympathie et de compassion ont afflué du monde entier pour les pertes subies par les Israéliens aux mains du Hamas, et ce à juste titre. Cependant, si la brutalité des actes qui ont tué des Israéliens n'a pas été oubliée, elle a été rapidement éclipsée par le caractère impitoyable des forces israéliennes dans leur lutte contre le Hamas. Cela a entraîné la mort de civils à Gaza dans des proportions difficiles à appréhender et qui ne peuvent en aucun cas être justifiées.

Il existe un profond sentiment d'inquiétude quant au fait que donner un blanc-seing à Israël pour sa réponse au massacre du Hamas du 7 octobre a été une erreur colossale. 

Yossi Mekelberg 

Ces messages initiaux de pays amis soutenant le droit voire l'obligation d'Israël envers ses citoyens de répondre à ce que l'on ne peut qualifier que de déclaration de guerre de la part du Hamas, n'étaient pas une autorisation à utiliser une force militaire disproportionnée et indiscriminée dans une situation où les civils se trouvent pris au piège. Ces derniers paient le prix ultime, de leur vie et de celle de leurs proches, pour des crimes qu'ils n'ont pas commis, et subissent une dévastation et un traumatisme collectif qui mettront des années à se cicatriser.

La principale préoccupation des hauts fonctionnaires signataires de la lettre réside dans le fait qu'au moment où Israël est confronté à des accusations de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ), les pays qui lui fournissent des armes, des munitions, voire une influence politique, risquent également d'être reconnus complices de crimes de guerre, que ce soit devant un tribunal ou du moins aux yeux de l'opinion publique.

Il est également vrai que, d'une guerre relativement limitée en termes de géographie et de portée, le conflit s'est étendu bien au-delà de Gaza, avec des implications sécuritaires, politiques et économiques pour l'Occident qui menacent de déstabiliser ses alliés dans la région. Le conflit est devenu un sujet de discussion dans les sociétés de la manière la plus pernicieuse qui soit.

Face à l'opportunisme et au désespoir manifestés par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, aux visions apocalyptiques de ses alliés d'extrême droite, et au traumatisme généralisé au sein du reste de la société israélienne, tout appel à un cessez-le-feu humanitaire, même temporaire, est perçu comme une tentative visant à empêcher Israël de remporter la victoire et, par conséquent, à sauver le Hamas de la destruction.

Pour les plus lucides, il est impératif d'arrêter la guerre à ce stade et de construire une vision de paix et de réconciliation. Il faudrait commencer par empêcher ce qui est déjà une catastrophe humanitaire dans la bande de Gaza d'empirer en empêchant les forces israéliennes d'entrer dans Rafah, où 1,5 million de civils sont entassés, soit six fois plus que la population de la ville méridionale avant le début de la guerre. Cela pourrait sauver plusieurs milliers de personnes d'une mort certaine.

Un assaut terrestre sur Rafah pourrait également renforcer le dossier contre Israël devant la CIJ, et ferait de la reconstruction de Gaza, sans parler des relations entre Israël et les Palestiniens, une tâche encore plus difficile que le défi déjà gigantesque auquel tout le monde est confronté.

Les fonctionnaires qui ont signé la lettre sont terrifiés à l'idée d'une telle évolution, dont leurs propres gouvernements ne pourraient pas se dédouaner d'une part de responsabilité. Ils craignent également que cela ne renforce les accusations selon lesquelles, lorsqu'il s'agit de garantir les droits de l'homme et de défendre les civils sans défense, certains groupes de personnes sont favorisés par rapport à d'autres, ce qui tournerait en dérision l'engagement des gouvernements à défendre les droits de l'homme et à appliquer les règles du droit international de manière impartiale.

Aux Pays-Bas, l’indignation qu’a suscitée l'indifférence du gouvernement à l'égard des pertes de vies palestiniennes à Gaza a débouché sur une procédure judiciaire. La semaine dernière, une cour d'appel a statué que le gouvernement néerlandais devait interrompre les livraisons de composants pour les avions de combat F-35 à Israël en raison de la poursuite de l'assaut contre Gaza, qui, selon elle, risque de constituer une grave violation du droit humanitaire international.

Les fonctionnaires ne sont pas élus par le peuple. Les décisions politiques sont prises en dernier ressort par les représentants élus et doivent rester dans les limites de la loi. Il est légitime que les hommes politiques et leurs conseillers de la fonction publique aient des divergences d'opinion.

Toutefois, dans cette situation particulière, il serait tout à fait insensé d'ignorer une mesure aussi unique prise par plusieurs centaines de praticiens politiques, qui possèdent une vaste expérience et de nombreuses connaissances et, surtout, qui sont libres de tout lien avec un quelconque programme politique.

En fin de compte, ils ont agi ensemble pour alerter le monde sur les dommages causés à la crédibilité de l'Occident en raison de ses politiques sur la guerre à Gaza, et pour appeler les nations à agir afin de promouvoir et de maintenir un ordre international basé sur les valeurs chères qui sont au cœur de leur propre éthique, sans parler du droit international.

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord au sein du groupe de réflexion sur les affaires internationales Chatham House. 

X : @YMekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com