2023 aura été une annus politicus horribilis en France. Elle s’achève dans un épais brouillard, des inondations, une érosion généralisée des digues… de la république. On ne reconnaît plus le pays qui a fait de la fraternité un socle de son identité dans le monde entier. Plus encore: un marqueur.
Sur le terrain de la diplomatie internationale, le panache gaullien qu’incarnait Jacques Chirac et Dominique de Villepin aux Nations unies contre la guerre en Irak est effacé des mémoires. C’était en février 2003. Vingt ans déjà. Comme le pays a changé ! Il s’est replié, ridé, en proie aux démons de l’extrême-droite et des médias déchaînés contre l’immigration, ou son synonyme «les musulmans».
Éric Zemmour en aura été l’incarnation, qui invite «… à ne plus parler de faits divers pour décrire les méfaits de la diversité. Le tabassage, le viol, le meurtre, l'attaque au couteau d'un Français ou d'une Française par un immigré n'est pas un fait divers. C'est un fait politique, que j'appellerai désormais “francocide”». Chaque incident rallume le volcan des haines.
Combattre les musulmans…
Tandis que dans les cités, les jeunes descendants d’immigrés s’étripent dans les trafics de drogue (avec 47 morts et 118 blessés en 2023 à Marseille, un niveau historiquement jamais atteint…), des groupuscules de l’ultra-droite prennent les armes pour combattre les musulmans… À Crépol dans la Drôme, mi-novembre, Thomas, 16 ans, a été tué d’un coup de couteau par un jeune lors d’une rixe dans une fête. La tragédie a provoqué une onde de choc nationale. Les pyromanes n’ont pas manqué l’aubaine de lâcher leurs chiens. Le scénario d’une expédition des «Arabes de la cité» voisine pour en découdre avec «les blancs» a été tricoté sans vergogne et sans délai.
À tel point qu’une centaine de militants nazis venus de l’Hexagone ont marché sur ce quartier pour ratonner des Arabes, armés de barres de fer, de bâtons et mortiers, sous la bannière: «Islam hors d'Europe!» Quinze jours après, la thèse d’une bagarre au motif futile se précisait. Une altercation entre Elyès, 22 ans, et Thomas aurait déclenché le drame. Thomas aurait comparé les longs cheveux bouclés d’Elyès à ceux d’une fille et, selon une de ses amies qui l’a avoué à la police, avait envie de taper «des bougnoules».
Expédition punitive : tel est le nom donné à la ratonnade par ces néonazis vengeurs qui crient défendre les Français. «Les Blancs». À Laval, Reims, Valence, Colmar, Aix-en-Provence, Grenoble, Lille, Bordeaux, des ultras, jeunes fachistes, cagoulés ont défilé dans les rues. À Lyon, une centaine déambulait au cri de «L’immigration tue». Leurs organisateurs prophétisaient «la riposte face à ces hordes de Barbares». Les demandes d’adhésion se sont multipliées depuis la mort de Thomas.
Peu à peu, les digues, poreuses, des valeurs françaises ont cédé. L’histoire de la lepénisation des esprits est celle d’un goutte-à-goutte qui a irrigué subrepticement une nation depuis des décennies. À présent, on y est. Les gouttes ont rempli le bassin républicain en un demi-siècle.
La cinquantaine de groupuscules actifs aujourd’hui regrouperait près de 3 300 personnes, dont 1 300 fichés S, selon un rapport parlementaire. L’un d’eux, la Division Martel, en référence à Charles Martel, connu pour avoir repoussé les Arabes en 732 à Poitiers, a été fondée à la fin de 2022. Ses quelques dizaines de suprémacistes auraient fourni le principal contingent de la ratonnade de Romans. Son dirigeant, «Gros Lardon», vingt ans, ancien militaire, admirateur de Hitler, avait été arrêté avec plusieurs néo-nazis en marge du match de football France-Maroc, suspectés de vouloir attaquer des supporters marocains. Il prône un combat par la violence pour «favoriser l’avènement d’une suprématie nationaliste et xénophobe».
La Division a été dissoute en Conseil des ministres le 6 décembre. Mais pas l’idéologie raciste. À la mort de Thomas, au Parlement, sur les plateaux télé, les interprétations odieuses, infondées et les récupérations politiques ont tenté d’embraser sans vergogne la situation en surfant sur l’émotion, hystériser les haines et les divisions. Tant de fois, le même scénario s’est reproduit, à l’identique, depuis des années. On est lassés de l’écrire, de le ressasser.
Peu à peu, les digues, poreuses, des valeurs françaises ont cédé. L’histoire de la lepénisation des esprits est celle d’un goutte-à-goutte qui a irrigué subrepticement une nation depuis des décennies. À présent, on y est. Les gouttes ont rempli le bassin républicain en un demi-siècle. À la fin des Trente Glorieuses, dans les années 1970, Jean-Marie Le Pen inaugurait le Front national pour défendre «la France aux Français» contre l’immigration.
Soixante ans plus tard…
Alors que la gauche était bien ancrée dans les milieux populaires, on ironisait volontiers sur cet hurluberlu au langage cru et imagé, antisémite, nostalgique de l’Algérie française, qui se plaignait d’être bâillonné par l’Establishment. Soixante ans plus tard, sa fille est aux portes de l’Élysée. Avec 88 députés à l’Assemblée, elle écrit à présent le destin de la république, dans le costume de future présidente. Son parti a fait son nid dans l’ancien «arc républicain».
Terminé le temps où il promouvait le Frexit, fustigeait le CAC 40, l'euro, les grandes écoles, les élites… Comble de la dédiabolisation, le 12 novembre, il manifestait à Paris parmi cent mille personnes contre… l’antisémitisme. Ce jour restera dans les mémoires comme celui où l'extrême droite est devenue fréquentable pour nombre de Juifs de France.
Naguère en embuscade, Marine Le Pen fait désormais la loi en France, au sens propre et au grand jour. Qui pourrait entraver son ascension jusqu’aux élections européennes et à la présidentielle de 2027? Le 19 décembre, à l’Assemblée, le RN a voté le projet de loi immigration du gouvernement Macron 2. La secousse politique a fissuré l’âme du pays. Personne n’est dupe. L’idéologie lepéniste a irrigué la loi avec sa «préférence nationale» et son obsession de l’immigration: remise en cause du droit du sol, instauration de la déchéance de nationalité, d’une priorité nationale pour les aides sociales, conditionnement des études des étrangers en France…
Réélu en 2022, contre Marine Le Pen, Macron assurait aux Français de faire barrage contre elle et ses idées. Elle est aujourd’hui créditée de 30% des intentions de vote en 2027. La France est en faillite morale. Dans le brouillard. 2023 aura été une annus horribilis. 2024 ne sera pas plus illuminée. Les Arabes, musulmans, étrangers, barbares, ratons, bougnoules et autres immigrés dans le collimateur des xénophobes n’auront qu’à bien se tenir et se rappeler qu’ils ne sont pas chez eux mais chez les Gaulois. Croix de bois, croix de fer!
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.