La realpolitik de Kissinger fut bénéfique aux puissants uniquement

En Amérique latine, la politique de Kissinger considérait la région comme un simple terrain de jeu supplémentaire dans les relations Est-Ouest (Photo, AFP).
En Amérique latine, la politique de Kissinger considérait la région comme un simple terrain de jeu supplémentaire dans les relations Est-Ouest (Photo, AFP).
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Publié le Jeudi 14 décembre 2023

La realpolitik de Kissinger fut bénéfique aux puissants uniquement

La realpolitik de Kissinger fut bénéfique aux puissants uniquement
  • L’ascension de Kissinger était remarquable pour cette personnalité née en Allemagne et qui a été contrainte de fuir les nazis avec sa famille
  • Au Chili, en 1973, Kissinger a joué un rôle clé dans la chute du gouvernement socialiste légalement élu de Salvador Allende, remplacé lors d’un coup d’État par le général Augusto Pinochet

Très peu d’hommes d’État ont été aussi vénérés et calomniés pendant qu’ils étaient au pouvoir et après s’être retirés de la vie politique que Henry Kissinger, décédé le mois dernier. Ces sentiments vifs ne se sont pas beaucoup apaisés, même s’il a quitté son poste de secrétaire d’État américain et de conseiller à la sécurité nationale il y a près de cinquante ans.

Il n’est pas surprenant qu’il ait suscité autant de controverses, puisque c’était un homme de contradictions. Les expériences traumatisantes qu’il a vécues dans sa jeunesse ont forgé sa personnalité. Il était la personne la plus puissante au niveau de la politique étrangère américaine pendant certaines des périodes les plus instables et les plus mouvementées de l’Amérique d’après 1945. Par ailleurs, il a vécu une assez longue période – cent ans, plus exactement – au cours de laquelle le monde allait changer radicalement plus d’une fois ou deux.

L’ascension de Kissinger, devenu l’influence la plus importante en matière de politique étrangère pendant les mandats présidentiels de Richard Nixon et de Gerald Ford, était remarquable pour quelqu’un qui est né en Allemagne avant d’être contraint de fuir les nazis avec sa famille en 1938, à l’âge de 15 ans, et d’élire domicile aux États-Unis. Ironie de l’histoire, il participe, sept ans plus tard, à la libération du camp de concentration de Hanovre-Ahlem en tant que soldat du renseignement militaire, portant l’uniforme de son pays d’adoption. Ces expériences formatrices ont laissé une marque, voire une cicatrice indélébile, selon certains, dans sa pensée politico-diplomatique, même s’il s’est abstenu d’en parler en public.

Durant la guerre froide, sa plus grande contribution aux affaires mondiales est principalement associée, pour le meilleur ou pour le pire, à la notion de realpolitik, largement considérée comme un synonyme de «politique de puissance» dans la lignée de Machiavel, Bismarck ou Morgenthau et dépourvue de considérations morales et idéologiques. Réfugié puis soldat, il a acquis une érudition remarquable. Il est fasciné par la manière dont, après les guerres napoléoniennes, la stabilité a été rétablie en Europe lors du congrès de Vienne par les monarques de l’époque. Il explique cela à travers la politique du pouvoir.

Au cœur du paradigme réaliste des relations internationales se trouve le concept d’intérêt national. Kissinger a souvent été accusé d’examiner ce concept à travers le prisme très étroit de l’exercice du pouvoir et de diriger la politique étrangère du pays le plus puissant du monde en suivant la même approche. Mais cela n’a pas empêché les États-Unis de se sentir également vulnérables dans leurs relations, principalement avec l’Union soviétique, mais aussi, dans une moindre mesure, avec la Chine, avec des conséquences très préoccupantes, tant pour leurs amis que pour leurs ennemis.

Si l’un des points forts de son passage à la Maison-Blanche et au département d’État est l’ouverture de la voie à la normalisation des relations avec la Chine, qu’il a initiée en 1972, on se souvient tout autant, sinon davantage, qu’il a abandonné les alliés des États-Unis au Sud-Vietnam et soutenu des régimes brutaux au nom de ce qu’il percevait comme l’intérêt national des États-Unis, qui consistait à contenir le communisme ou à répondre aux besoins politiques nationaux.

«Kissinger a souvent été accusé d’examiner le concept d’intérêt national à travers le prisme très étroit de l’exercice du pouvoir.»

Yossi Mekelberg

Kissinger a joué un rôle déterminant dans le dégel des relations entre Washington et Pékin, figées depuis la révolution chinoise de 1949. L’aspect théâtral de cette décision est celui d’une équipe américaine de tennis de table invitée à jouer en République populaire. Cette démarche symbolise la fin progressive de l’animosité entre les deux pays, à laquelle on assiste, pour la première fois, lors de la visite historique de Nixon à Pékin pour rencontrer le président Mao Zedong, suivie de la normalisation complète des relations entre les deux pays en 1979.

Cela a été un immense succès, non seulement au niveau bilatéral, mais aussi grâce à la ruse de l’Union soviétique. Et, dans un monde de relations internationales bipolaires caractérisé par un jeu à somme nulle, retirer un grand pays communiste de la trajectoire de son ennemi est un coup d’État significatif. Cela a sans doute incité Moscou à prendre le chemin de la détente avec Washington et à entamer des négociations sur le contrôle des armements.

Toutefois, cela ne peut guère atténuer l’approche brutale et perfide de Kissinger et de Nixon concernant les guerres en Asie du Sud-Est ou de leur politique à l’égard de l’Amérique latine. Au Vietnam, au Cambodge et au Laos, Kissinger restera l’architecte d’une stratégie américaine qui a causé d’énormes destructions et d’intenses souffrances.

Au Cambodge, des incursions terrestres secrètes menées par la CIA et les forces spéciales américaines ont succédé à des bombardements massifs qui auraient tué 50 000 personnes. Et, au lieu d’affaiblir les Khmers rouges, cela a très probablement conduit à leur prise du pouvoir, qui s’est soldée par un génocide et n’a pas réussi à améliorer de manière significative la position des États-Unis dans la guerre du Vietnam. Finalement, les États-Unis ont signé les accords de paix de Paris, qui sont considérés encore aujourd’hui comme une trahison envers les Sud-Vietnamiens, sacrifiés sur l’autel de la fin de l’implication américaine dans la guerre, devenue politiquement trop coûteuse, tant au niveau national qu’international.

Plus près de chez nous, en Amérique latine, la politique de Kissinger a considéré la région comme un simple terrain de jeu supplémentaire dans les relations Est-Ouest, mais avec encore plus de vigueur, en soutenant tout régime meurtrier pour autant qu’il soit proaméricain. Au Chili, en 1973, Kissinger a joué un rôle clé dans la chute du gouvernement socialiste légalement élu de Salvador Allende, remplacé lors d’un coup d’État par le général Augusto Pinochet. Ce dernier a ensuite brutalement assassiné de nombreux partisans d’Allende, annulé des élections, restreint les médias, supprimé les syndicats et dissous les partis politiques. De même, Kissinger a soutenu les juntes d’Argentine, du Brésil et d’Uruguay. Beaucoup de personnes, dans cette partie du monde, se souviennent avec effroi de cet héritage.

Cependant, cette personne froide et calculatrice a également contribué à mettre fin à la suprématie blanche en Rhodésie (appelée plus tard «Zimbabwe») et à y établir un régime majoritaire noir. Kissinger a également laissé un héritage positif dans le conflit israélo-arabe en faisant la navette diplomatique entre Israël, la Syrie et l’Égypte. Cela a non seulement contribué à mettre fin à la guerre de 1973, mais a aussi donné naissance à une culture de conclusion d’accords dans laquelle Washington a servi de médiateur. Cela a contribué à l’accord de paix final entre Israël et l’Égypte quelques années plus tard, lorsque le président Jimmy Carter était au pouvoir, ainsi qu’à un cessez-le-feu stable le long de la frontière entre Israël et la Syrie qui est toujours en vigueur plus de cinquante ans plus tard.

L’héritage de Kissinger est paradoxal et complexe puisqu’il a traversé les continents et différents systèmes internationaux historiques. Il a adhéré à des intérêts fondamentaux qui se heurtaient à des valeurs plus louables qu’il a trop souvent utilisées de manière sporadique. Cela a assombri une carrière diplomatique et universitaire sans précédent.

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé dans le Programme Mena à Chatham House. Il collabore régulièrement avec les médias internationaux écrits et en ligne. 

X: @YMekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com