Sinwar et la ceinture explosive

Le chef du Hamas, Yahya Sinwar, s’exprime lors d’un rassemblement marquant le 35e anniversaire de la fondation du mouvement dans la ville de Gaza, le 14 décembre 2022 (Photo fournie).
Le chef du Hamas, Yahya Sinwar, s’exprime lors d’un rassemblement marquant le 35e anniversaire de la fondation du mouvement dans la ville de Gaza, le 14 décembre 2022 (Photo fournie).
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Publié le Jeudi 07 décembre 2023

Sinwar et la ceinture explosive

Sinwar et la ceinture explosive
  • Yahya Sinwar a-t-il décidé de porter un coup douloureux à Israël ou avait-il l’intention de déclencher une guerre à grande échelle, quelles que soient les conséquences internationales?
  • A-t-il provoqué la guerre, en s’appuyant sur la conviction qu’une riposte israélienne brutale et à grande échelle conduirait nécessairement à une confrontation régionale?

On est le 7 octobre. On réveille Benjamin Netanyahou pour lui annoncer la nouvelle. Il n’en revient pas. Ils ont attaqué par voies terrestre, aérienne et maritime.

Les combattants des Brigades al-Qassam se déplacent librement dans les colonies. Ils tirent des obus et des balles et ils prennent des otages dans les tunnels de Gaza. La ruse de Yahya Sinwar a induit en erreur les services de sécurité arrogants. C’est un coup dur pour «l’armée invincible». Le fait que les combattants du Hamas aient pu traverser le mur électronique autour de Gaza est plus terrifiant que toutes les attaques qu'Israël avait connues jusqu'alors.

Ce n’est pas la première fois qu’une confrontation a lieu. Israël a déjà encaissé de nombreux coups de la part des factions palestiniennes, mais l’État hébreu répond toujours avec plus de violence. Ce n’est pas une gifle cette fois. C’est un coup de poignard très profond. L’attaque de M. Sinwar a ébranlé les colonies et les occupants. Elle a ébranlé le régime sécuritaire et militaire et impliqué l’institution politique dans un scandale sans précédent.

Israël s’engouffre dans une «guerre existentielle», comme l’ont déclaré ses hauts responsables. L’enjeu ne se limite pas à la récupération des otages, malgré son importance pour le gouvernement Netanyahou. Il s’agit de restaurer le prestige et la capacité de dissuasion du pays, tout en garantissant qu’un nouveau Sinwar ne prenne pas place ailleurs.

On est désormais en décembre. Une rivière de sang et de petits cercueils. Des vagues successives de déplacés. Une mer de décombres. Une trêve humanitaire a permis l’échange de prisonniers et l’acheminement de l’aide. Le monde rêvait que la prolongation de la trêve conduirait à un cessez-le-feu permanent. Mais la confrontation est plus complexe que ce que l’on pense.

C’est une guerre de laquelle il est difficile de se retirer. La défaite a un prix insupportable. Le prix à payer dans la confrontation est moindre que celui de la capitulation. Dans ce type de guerre, la défaite a comme un goût de suicide. La guerre doit être menée jusqu’au bout pour éliminer le Hamas et créer un Gaza qui ne présente aucun danger pour Israël.

C’est ce qu’a compris le président américain, ainsi que son secrétaire d’État et son secrétaire à la Défense. Il est inconcevable pour le gouvernement israélien que le Hamas revienne au pouvoir à Gaza. Faire disparaître le Hamas de la scène nécessiterait de l’éradiquer complètement, ce qui est impossible sans provoquer une nouvelle catastrophe. Le Hamas ne peut pas accepter les scénarios du «lendemain» de guerre, car il n’a pas déclenché le Déluge d’Al-Aqsa pour rendre les armes juste après.

Près de deux mois plus tard, les questions persistent: que s’est-il passé dans la tête du chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, et du chef des Brigades al-Qassam, Mohammed Deif, avant le déclenchement du Déluge d’Al-Aqsa? M. Sinwar considérait-il que l’attaque aboutirait au retour d’un certain nombre d’otages, ce qui permettrait «de vider les prisons israéliennes des détenus palestiniens»?

S'attendait-il à ce qu'Israël riposte par une incursion semblable aux invasions précédentes, suivie d’un cessez-le-feu et de la conclusion d’un accord d'échange qui renforcerait la position du Hamas à la fois à Gaza et en Cisjordanie, faisant de lui le seul représentant légitime du peuple palestinien?

A-t-il exclu la possibilité qu’Israël réponde par une guerre indéfinie de massacres et de destruction? A-t-il pris en compte la probabilité que les États-Unis déplacent leur marine et leur président pour s’assurer que le Hamas ne gagnerait pas ou ne jouerait même pas de rôle au «lendemain» de la guerre? Est-ce vrai que le Hamas a été surpris par l’exposition totale des colonies à ses combattants et qu’il est allé jusqu’à infliger des pertes sans précédent aux Israéliens, comme certains racontent?

De nombreuses questions se posent. Yahya Sinwar a-t-il décidé de porter un coup douloureux à Israël ou avait-il l’intention de déclencher une guerre à grande échelle, quelles que soient les conséquences internationales? A-t-il provoqué la guerre, en s’appuyant sur la conviction qu’une riposte israélienne brutale et à grande échelle conduirait nécessairement à une confrontation régionale?

Croyait-il que ses partenaires du prétendu axe de la résistance considéreraient la guerre comme la leur et se précipiteraient pour s’y engager? A-t-il supposé que l’Iran attiserait la colère de la région contre les Américains et que le monde se dépêcherait «d’éteindre le feu» dans cette région hautement inflammable? Est-il vrai que le moment choisi pour la bataille était le grand secret entre MM. Sinwar et Deif et que leurs alliés n’ont été informés de ce tremblement de terre qu’une fois qu’il a commencé? Yahya Sinwar a-t-il le droit de mettre ses alliés devant un fait accompli aussi dangereux ou était-il convaincu qu’ils se préparaient déjà à une «frappe majeure», qu’importe l’heure?

De nombreuses autres questions se posent. M. Sinwar acceptera-t-il le retrait des Brigades al-Qassam en échange d’une ferme promesse internationale d’initier un processus politique menant à une solution à deux États? Acceptera-t-il de siéger dans un État palestinien qui reconnaîtra nécessairement l’autre État ou exige-t-il réellement une Palestine allant «du fleuve à la mer»?

Yahya Sinwar croyait-il pouvoir faire pencher la balance internationale et régionale et forcer tout le monde à traiter avec le Hamas? Aurait-il donc oublié que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) n’a été admise à l’échelle internationale que lorsqu’elle a accepté de revoir certaines de ses expressions et phrases?

M. Sinwar, 61 ans, a passé vingt-quatre ans dans les prisons israéliennes. Il a été libéré par le Hamas en 2011 dans le cadre de l’accord Shalit, qui a vu Israël libérer plus de mille détenus en échange de la libération par le Hamas du soldat Gilad Shalit.

«Le Hamas ne peut pas accepter les scénarios du “lendemain” de guerre, car il n’a pas déclenché le Déluge d’Al-Aqsa pour rendre les armes juste après.» 

Ghassan Charbel

De son long séjour en prison, Yahya Sinwar a conclu que la guerre était ouverte et qu'il s'agissait ni plus ni moins d'une guerre d'existence.

J’ai pris conscience de la profondeur de ce conflit en entendant l’ancien chef du bureau politique du Hamas, Khaled Meshaal, me raconter l'Histoire du mouvement depuis sa naissance, alors que nous étions à Damas. Je lui ai demandé comment il s’était permis d’envoyer un jeune homme participer à une opération suicide. Il s’est empressé de répondre: «Nous considérons qu’il s’agit d’opérations de martyrs imposées par l’injustice israélienne persistante.»

Il m’a raconté qu’un jeune homme du nom de Mohammed Fathi Farhat, âgé de 17 ans, avait demandé à la direction des Brigades al-Qassam de mener une opération de martyrs. Le commandement a rejeté sa demande par pitié pour sa famille, car son frère avait déjà mené une opération de ce type et que son frère aîné était recherché.

Après un certain temps, les dirigeants ont reçu une lettre de la mère du jeune homme indiquant: «Je ne vous permets pas de rejeter son désir de martyre et j’espère que vous accepterez sa demande.» Les dirigeants du Hamas ont accepté et la mère a accompagné son fils lors des préparatifs. Lorsqu’elle a appris la nouvelle de son départ, elle a revêtu ses plus beaux vêtements et elle a reçu des sympathisants. Son fils aîné a également été tué plus tard.

À quel point cette guerre est-elle cruelle? Israël informe ses visiteurs qu’il ne peut pas battre en retraite. Le Hamas ne peut pas reculer. M. Sinwar a-t-il mené un coup d’État contre l’Histoire des échanges de frappes avec Israël? Où sera-t-il au «lendemain» de la guerre? Le Hamas acceptera-t-il de reprendre le flambeau de l’Autorité palestinienne pour éviter un désastre? Yahya Sinwar a-t-il réussi à inverser l’équation ou a-t-il attaché une ceinture explosive autour du Hamas, le plongeant dans une «opération de martyrs»?

Ghassan Charbel est le rédacteur en chef du quotidien Asharq al-Awsat

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com