Le poème azéro-iranien récité par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, ce mois-ci lors d'un défilé militaire à Bakou a déclenché une crise diplomatique entre Ankara et Téhéran. Pour les dirigeants de l’Iran, l’invocation de l’ambassadeur de Turquie à travers ce poème ne pouvait rester sans suite. En effet, ce poème rappelant la division russo-iranienne des territoires azerbaïdjanais au xixe siècle, Téhéran l’a considéré comme une attaque directe contre l’intégrité territoriale de l’Iran.
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammed Djavad Zarif, a exprimé sa colère, affirmant que le poème incitait au séparatisme au sein de l’importante minorité azérie d’Iran. Le poème mentionne la rivière Aras, à la frontière azéro-iranienne, et rappelle l'agonie subie par les Azéris après le traité russo-iranien de 1813 du Gulistan, en vertu duquel les territoires azéris qui sont au nord de la rivière Aras ont été concédés à l'Empire russe, tandis que ceux qui se situent au sud de cette rivière ont été accordés à l'Iran. Du point de vue de l’Iran, le poème constitue une tentative flagrante de la Turquie d’annuler le traité et de permettre aux Azéris de revenir au statut d’avant Gulistan.
Le poème a été récité à un moment où la concurrence entre la Turquie et l'Iran fait rage dans plusieurs arènes, parmi lesquelles la Syrie et l'Irak, les deux pays cherchant à créer un effet de levier et à acquérir de nouvelles zones d'influence dans les «zones grises de concurrence» géopolitiques. À la fin, la victoire est obtenue en gagnant des points dans plus d'une zone grise.
La décision d'Erdogan est intervenue à un moment délicat, la Turquie étant consciente que les changements en cours dans l'arène irakienne ne sont pas dans l'intérêt de l'Iran, en particulier en raison des tentatives du Premier ministre irakien, Mustafa al-Kadhimi, en vue de permettre à l'Irak d’accéder à une authentique indépendance dans laquelle l'État exerce une véritable autorité sur ses territoires. Cela s’ajoute à l’évolution rapide du Kurdistan irakien et à la forte pression russo-israélienne sur la présence de l’Iran en Syrie. En outre, les changements dans le sud du Caucase, sont préjudiciables aux intérêts de Téhéran depuis que l’Azerbaïdjan est devenu une puissance alignée sur la Turquie. L'Azerbaïdjan fait des progrès; Erdogan, qui s’en attribue le crédit, tire parti de cette nouvelle situation pour ravir le contrôle d'une nouvelle «zone grise de concurrence» aux frontières iraniennes, de la même manière que l'Iran maintient une présence en Syrie à travers ses milices armées déployées près de la frontière turque.
Plus important encore, les dirigeants turcs sont conscients de la nécessité d'élaborer de nouvelles politiques, étant donné le changement qui a lieu à Washington. Plusieurs observateurs ont suggéré que la décision d'Erdogan visait à courtiser Joe Biden en suggérant que la Turquie était prête à mettre fin à son soutien à l'Iran, malgré la solidité des relations actuelles entre les deux pays, en particulier à un moment où les États-Unis ont imposé des sanctions à la Turquie pour son achat du système de défense antimissile russe S-400. Couper les liens avec l'Iran serait conforme à la politique étrangère turque, pragmatique, d’Erdogan.
Au cours de son discours, le président turc a de nouveau déclaré que sauver l’Azerbaïdjan et ses territoires de l’occupation ne signifiait pas que la lutte de Bakou était terminée, et qu’elle se poursuivrait probablement dans les arènes politiques et militaires, sur plusieurs autres fronts. Cela a été largement interprété comme un souhait, de la part de la Turquie, de continuer à alimenter le nationalisme azéri et d’unifier le peuple azéri en un seul État.
Malgré la coopération actuelle entre les deux pays, le conflit est inévitable compte tenu des politiques de division et de polarisation menées par les deux États.
Dr Mohammed al-Sulami
Les analystes proposent diverses interprétations de la coopération et du conflit entre la Turquie et l'Iran depuis l'arrivée au pouvoir d'Erdogan. Malgré la coopération actuelle entre les deux pays, le conflit est inévitable, compte tenu des politiques de division et de polarisation menées par les deux États, leur concurrence acharnée pour revendiquer le leadership régional et des zones d'influence qui se recoupent dans plusieurs domaines. Par exemple, Erdogan a évoqué la perspective d'un conflit lorsqu'il a lancé, au mois de juin 2017, une attaque contre les dérives extérieures du régime iranien en Syrie et en Irak.
Il a condamné «l'expansionnisme persan», affirmant: «La Syrie est-elle le théâtre de l’expansionnisme sectaire de l’Iran? Oui, elle l’est. L'Irak est-il aussi un théâtre? Oui, il l’est. Je considère cela comme un expansionnisme persan plutôt que sectaire. Je dois dire précisément que je n’approuve pas cet expansionnisme persan.»
Néanmoins, les analystes lient les modalités des relations entre les deux États à la nature du système mondial et à la manière dont il traite les puissances régionales concurrentes.
Lorsque ce système applique les mêmes principes de manière solidaire envers tous, les puissances régionales, en compétition pour les zones d'influence et le leadership régional, sont plus susceptibles de suspendre les hostilités. Dans une telle situation, les puissances régionales verront probablement des avantages collectifs dans le fait d’ignorer toute crise existante pour affronter plus efficacement les pressions collectives imposées par le système mondial. Il faut cependant noter que cela n'implique pas une absence d'hostilités ou de crises mutuelles.
Cela ne signifie pas la fin des crises, mais cela indique que les puissances régionales concurrentes sont susceptibles de recourir à la «concurrence dans les zones grises». Le conflit entre les puissances régionales s'intensifie à mesure que la pression mondiale, qui les avait auparavant réunies, diminue.
Le «report» du conflit est plus répandu lorsque le système mondial est unipolaire, comme celui qui est actuellement dirigé par les États-Unis. La politique de concurrence dans les «zones grises» agit alors comme un substitut. La Turquie et l’Iran ont tenté, pendant la présidence de Donald Trump, de s’influencer mutuellement sans conflit direct.
Cela nous permet de comprendre les relations Iran-Turquie tout au long du mandat de Trump, contrairement à celles qui existaient sous la présidence d'Obama. En outre, il est important de noter qu'en dépit de la concurrence la Turquie a soutenu l'Iran pendant le mandat de Trump. Par ailleurs, elle a rejeté les sanctions américaines, conduisant Ankara à faire face à des sanctions similaires.
Cependant, l'élection de Biden fait craindre à Ankara que l'Iran saura en tirer bénéfice, en changeant le cap de ses politiques par rapport à celles qui ont été mises en œuvre pendant le mandat de Trump. Cela pourrait permettre à l'Iran de faire progresser ses dérives expansionnistes. Dans ce cas, les tensions vont certainement refaire surface entre Ankara et Téhéran.
Les attaques médiatiques menées par la Turquie contre l'Iran ont augmenté depuis la découverte à Istanbul d'une cellule iranienne de onze membres qui aurait des liens avec les Gardiens de la révolution, qui ont enlevé le dissident Ahwazi Habib Chaab et l'ont emmené de force en Iran. Ankara a en outre diffusé une vidéo évoquant la cause d’Ahwazi. Malgré cela, il est peu probable que cette crise s’aggrave davantage.
C’est dû au fait que l’Iran compte sur la Turquie pour contourner les sanctions américaines. Sa crise économique et ses plans expansionnistes ont conduit Téhéran à subir des pertes financières et humaines massives, tout en attendant des avantages substantiels. Ces réalités ont contraint l'Iran à éviter tout nouveau conflit avec des puissances régionales comme la Turquie. Bien que les milices iraniennes en Syrie subissent des dizaines, voire des centaines, de frappes aériennes israéliennes dans différentes provinces syriennes, Téhéran n'a pas riposté, sans doute entravé par une crise économique paralysante et craignant de déclencher un nouveau conflit avec Israël, en plus des énormes défis auxquels il est confronté dans les arènes irakienne et syrienne. En outre, les plans de Téhéran ont été entravés par les assassinats, cette année, de Qassem Soleimani et du scientifique spécialiste du nucléaire Mohsen Fakhrizadeh.
Étant donné que l'Iran et la Turquie attendent tous deux l'annonce de la politique de Biden, le fait de minimiser les tensions permet à l’Iran de pratiquer une politique plus pragmatique. Cela paraît évident quand on observe la manière rapide dont l'Iran a endigué la crise, en soulignant les liens profonds entre les deux pays, comme le montre l’insistance avec laquelle le président iranien, Hassan Rohani, a affirmé qu'Erdogan n'avait pas eu l'intention d'insulter l'intégrité territoriale de l'Iran en récitant le poème.
Dr Mohammed al-Sulami est directeur de l'Institut international d'études iraniennes (Rasanah). Twitter : @mohalsulami.
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com