Rivalité croissante entre l’Iran et la Turquie dans le Caucase du Sud

Des réfugiés du Haut-Karabakh sous contrôle azerbaïdjanais dans un abri temporaire à Artachat, en Arménie, le 8 octobre 2023. (AFP)
Des réfugiés du Haut-Karabakh sous contrôle azerbaïdjanais dans un abri temporaire à Artachat, en Arménie, le 8 octobre 2023. (AFP)
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Publié le Dimanche 15 octobre 2023

Rivalité croissante entre l’Iran et la Turquie dans le Caucase du Sud

Rivalité croissante entre l’Iran et la Turquie dans le Caucase du Sud
  • La diplomatie régionale du président Ebrahim Raïssi n’a pas eu d’effet immédiat sur les relations tendues avec les voisins au nord du pays
  • On assiste même à une déstabilisation de la frontière nord de l’Iran ces dernières années

L’Iran rencontre des difficultés dans son voisinage immédiat, que ce soit dans ses relations avec le gouvernement taliban en Afghanistan ou avec l’Azerbaïdjan. La diplomatie régionale du président Ebrahim Raïssi n’a pas eu d’effet immédiat sur les relations tendues avec les voisins au nord du pays. On assiste même à une déstabilisation de la frontière nord de l’Iran ces dernières années.

La frontière nord, qui fut un îlot de stabilité depuis la fin de la première guerre du Haut-Karabakh, en 1994, jusqu’au conflit de 2020, est aujourd’hui une zone de tension qui menace directement le maintien de la stabilité dans les régions frontalières du territoire iranien. Cette période de calme a été particulièrement importante pour les autorités iraniennes, puisque la frontière occidentale a été affectée par le conflit du Golfe et les invasions militaires américaines en Irak en 1991 et en 2003. Au cours de la même période, la frontière orientale a été déstabilisée à deux reprises: lors de la prise de pouvoir par les talibans en 1996 et à la suite de l’intervention militaire américaine en Afghanistan en 2001.

Du point de vue de Téhéran, depuis 2020, la situation sécuritaire désastreuse dans le Caucase du Sud est due à l’influence croissante de rivaux régionaux comme la Turquie ou d’ennemis comme Israël et de leurs alliances respectives avec l’Azerbaïdjan. Le discours sur les influences extérieures croissantes est essentiel pour expliquer l’absence de réformes au niveau de la politique régionale iranienne à l’égard du Caucase du Sud, malgré la détection d’un nouveau défi turc dans ce domaine. En effet, cette région a été pendant de nombreuses années une sphère d’influence russo-iranienne et la Turquie n’a pu en prendre le contrôle qu’après la chute de l’Union soviétique, en 1991.

Le discours iranien sur le rôle des acteurs extérieurs est donc un aveu de l’échec de sa politique dans le Caucase du Sud. Téhéran n’a pas été en mesure de limiter la montée de l’influence turque et israélienne dans ce qu’il considère comme son «étranger proche». Depuis 2020, il existe un risque de déstabilisation des provinces du nord de l’Iran en raison des tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Iran. Cela explique en grande partie l’augmentation des exercices militaires menés par le Corps des gardiens de la révolution islamique dans les régions du nord de l’Iran. Il s’agit de montrer la priorité accordée par les autorités iraniennes à la préservation de l’intégrité territoriale du pays, mais aussi d’adresser un message à Bakou sur sa coopération avec Israël et à Ankara sur son partenariat militaire avec l’Azerbaïdjan.

Il y a aussi, selon la perspective iranienne, la crainte du panturquisme comme facteur décisif de la détérioration des relations irano-azerbaïdjanaises depuis 2020. Le conflit interne en Iran a placé la question des minorités au centre du problème de la survie du système politique iranien et de la présence d’une minorité azerbaïdjanaise dans les provinces du nord-ouest de l’Iran. Cette crainte est alimentée par la participation de membres de la communauté turcophone d’Iran aux manifestations de l’automne 2022 à la suite de la mort de Mahsa Amini. En d’autres termes, dans cette phase de protestations nationales et de mécontentement populaire, les autorités craignent une déstabilisation croissante du pays par la périphérie.

Aussi, depuis 2020, le contexte géopolitique ayant changé, l’Iran s’est abstenu de soutenir l’Arménie, reconnaissant le droit légitime de Bakou à recouvrer son intégrité territoriale bafouée par les forces arméniennes au Haut-Karabakh. Ainsi, le cessez-le-feu de novembre 2020 a conduit Téhéran à envisager d’assurer durablement, sur le flanc nord de sa frontière, une présence turco-azerbaïdjanaise et de réduire la longueur de la frontière irano-arménienne. De plus, Ankara, en tant que partenaire militaire stratégique de l’Azerbaïdjan, a pris part aux combats contre les Arméniens.

La deuxième guerre du Haut-Karabakh en 2020 a joué un rôle crucial non seulement dans le développement de l’influence turque, mais aussi dans les relations israélo-azerbaïdjanaises. Cette nouvelle configuration géopolitique a également conduit à une détérioration rapide des relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, même si le développement des échanges économiques reste un obstacle au risque d’escalade militaire.

«La victoire de l’Azerbaïdjan dans la guerre de 2020 a modifié l’environnement stratégique, plaçant désormais l’Iran dans une position défavorable.»

Dr Mohammed al-Sulami

Les stratèges militaires iraniens envisagent une guerre conventionnelle contre l’Azerbaïdjan comme scénario possible dans les années à venir. Les médias officiels iraniens ont annoncé un soutien accru à l’Arménie en cas de nouvelle confrontation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cela explique pourquoi, selon certaines sources occidentales, l’Iran pourrait utiliser des drones pour surveiller la zone frontalière et même les livrer à l’Arménie, ce que nie Erevan.

La victoire de l’Azerbaïdjan dans la seconde guerre du Haut-Karabakh a inévitablement modifié l’environnement stratégique. Elle a désormais placé l’Iran dans une position défavorable. Au-delà de son rôle de médiateur raté dans le Caucase du Sud, l’Iran cherchera probablement à intensifier ses relations diplomatiques et commerciales avec l’Azerbaïdjan, qui contrôle désormais les routes d’approvisionnement du Haut-Karabakh et espère également achever le corridor de Zanguezour. D’autre part, l’Arménie demeure un partenaire utile qui offre de nouvelles possibilités dans un contexte de déclin de l’influence russe à la suite de la guerre en Ukraine.

L’Iran ne sera probablement pas en mesure de saisir cette occasion sans précédent dans le Caucase du Sud. Il veut éviter de devenir une puissance incapable d’affirmer une politique «indépendante» dans une région que Téhéran considère pourtant comme son «étranger proche». La Turquie, plus que la Russie, finira par provoquer une nouvelle situation géopolitique en raison de la diminution de l’influence iranienne dans la région du Caucase du Sud.

 

Le Dr Mohammed al-Sulami est le fondateur et le président de l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah).

X: @mohalsulami 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com