Comment l'Iran courtise l'Afrique pour affronter l'Occident

Le président iranien, Ebrahim Raïssi, (à droite) lors de sa visite d'État à la State House de Nairobi, le 12 juillet 2023 (Photo, AFP)
Le président iranien, Ebrahim Raïssi, (à droite) lors de sa visite d'État à la State House de Nairobi, le 12 juillet 2023 (Photo, AFP)
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Publié le Jeudi 10 août 2023

Comment l'Iran courtise l'Afrique pour affronter l'Occident

Comment l'Iran courtise l'Afrique pour affronter l'Occident
  • La présence de l'Iran en Afrique est une question idéologique, économique et sécuritaire
  • La différence aujourd'hui est que les puissances mondiales en Afrique sont confrontées à la concurrence de puissances montantes disposant de vastes ressources financières, telles que le CCG, en particulier l'Arabie saoudite

En juillet 2023, le président iranien, Ebrahim Raïssi, s'est rendu dans trois pays africains, le Kenya, l'Ouganda et le Zimbabwe, afin de poursuivre trois objectifs principaux. Premièrement, contourner les sanctions américaines à un moment où les négociations nucléaires avec Washington sont dans l'impasse. Ensuite, Raïssi souhaitait étendre l'influence idéologique iranienne sur le continent africain et obtenir un soutien politique pour les positions iraniennes au sein des organisations internationales. Enfin, ces visites visaient à démontrer que la faction conservatrice au sein de l'establishment iranien se concentre sur le renforcement des relations avec les pays non alignés. Il s'agit en effet de la première visite d'un président iranien sur le continent africain depuis celle de Mahmoud Ahmadinejad il y a onze ans. Le continent africain n'était pas une priorité pour les décideurs iraniens en matière de politique étrangère pendant le mandat 2013-2021 du président modéré Hassan Rouhani.
La présence de l'Iran en Afrique est une question idéologique, économique et sécuritaire. En effet, dans la vision de l'élite politique révolutionnaire iranienne depuis 1979, les relations avec les pays du Sud doivent être comprises non seulement dans le cadre du principe idéologique khomeyniste de l'anti-impérialisme, mais aussi dans le contexte de l'exportation du modèle politico-religieux iranien. Cette ambition nécessite de s'immiscer dans les affaires intérieures des pays africains pour mener des activités missionnaires, mais aussi pour construire des réseaux d'acteurs non étatiques, tels que des acteurs religieux, des associations culturelles, des sociétés-écrans et des réseaux de trafiquants de drogue.
Le but de cette volonté iranienne d'affirmer son pouvoir en Afrique est de cibler les «ennemis» de l'Iran, notamment ses rivaux régionaux et ses ennemis mondiaux, en particulier les États-Unis. Un nouvel aspect apparu lors de la récente visite de Raïssi en Afrique est la recherche de nouveaux marchés pour les exportations militaires iraniennes, telles que les drones et les systèmes d'armes non sophistiqués.
La position diplomatique officielle iranienne fixe des objectifs très ambitieux pour la coopération mutuelle irano-africaine. Néanmoins, des difficultés apparaissent dans la réalisation des projets de coopération économique, et des tensions apparaissent souvent en relation avec les activités idéologiques et sécuritaires de l'Iran sur le continent africain. Par exemple, le commerce bilatéral entre l'Iran et le Zimbabwe s'est élevé à moins de 5 millions de dollars (1 dollar américain = 0,91 euro) en 2021 et, lors de la récente visite, 12 protocoles d'accord ont été signés sans aucun détail concernant les futurs investissements iraniens dans le pays. Le président du Zimbabwe, Emmerson Mnangagwa, a accueilli Raïssi après son atterrissage à l'aéroport international Robert Mugabe de Harare et l'a appelé «mon frère». Malgré cette chaleur apparente, la rationalité économique de la visite est devenue un sujet de débat en Iran, étant donné le manque de complémentarité économique entre les deux pays.

 

Les investissements du CCG et d'autres indiquent qu'en dépit de la réconciliation avec l'Iran, il y a de la place pour la concurrence sur d'autres endroits, en particulier en Afrique, riche en ressources.

Dr. Mohammed al-Sulami

Dans l'ensemble, le ministère iranien des Affaires étrangères a déclaré qu'il s'attendait à ce que le commerce avec les pays africains augmente pour atteindre plus de 2 milliards de dollars en 2023, contre un chiffre estimé entre 500 millions et 1 milliard de dollars en 2021 et 2022. L'objectif officiel iranien de porter les échanges avec le continent à 5 milliards de dollars est extrêmement insignifiant et inférieur aux 50 milliards de dollars des Émirats arabes unis et aux 35 milliards de dollars de la Turquie avec l'Afrique, dont le commerce mondial s'élève à 600 milliards de dollars.
Les investissements financiers de l'Arabie saoudite sur le continent sont conformes à son objectif de devenir une puissance mondiale en matière d'investissement, comme le souligne son cadre politique, la Vision 2030. L'empreinte financière croissante de l’Arabie saoudite sur le continent, en particulier en Afrique de l'Ouest, a été exprimée le 15 novembre 2022, lorsque le président guinéen, Mamady Doumbouya, a rencontré le PDG du Fonds saoudien pour le développement, Sultan Abdel Rahmane al-Marchad. Les discussions fructueuses ont débouché sur un protocole d'accord, le fonds saoudien acceptant de fournir 8 millions de dollars pour un projet d'approvisionnement en eau dans le pays et de construire 140 puits.
Le 17 octobre 2022, Riyad a signé plusieurs accords majeurs avec l'Afrique du Sud pour développer l'industrie émergente de l'hydrogène dans le pays, ainsi que d'autres sources renouvelables. Au total, ces accords représentent environ 15 milliards de dollars d'investissements saoudiens. Une semaine seulement avant les accords d'octobre, le fonds a également accepté de fournir 5 millions de dollars pour des lampadaires alimentés à l'énergie solaire en République centrafricaine.
Ce que les investissements du CCG et d'autres indiquent qu'en dépit de la réconciliation avec l'Iran, il y a de la place pour la concurrence sur d'autres endroits, en particulier dans l'Afrique riche en ressources, qui a été une sphère stratégique de contestation entre les puissances mondiales pendant des siècles. Un exemple actuel est le scénario qui se déroule au Niger et qui a mis en évidence les intérêts économiques bien ancrés de la France et sa dépendance à l'égard du pays, en particulier pour l'importation d'uranium. La différence aujourd'hui est que les puissances mondiales en Afrique sont confrontées à la concurrence de puissances montantes disposant de vastes ressources financières, telles que le CCG, en particulier l'Arabie saoudite.
L'improbabilité d'un règlement rapide de la question nucléaire en 2023 à cause de la guerre en Ukraine et les complications auxquelles est confrontée l'administration Biden pour relancer le plan d'action global conjoint (JCPOA) empêcheront un véritable approfondissement de la coopération économique iranienne avec les pays africains. D'autre part, une escalade sécuritaire entre Téhéran et Washington pourrait conduire la première à utiliser ses réseaux d'influence africains pour contester la présence américaine en ciblant les établissements diplomatiques américains sur le continent.
De plus, avec le soutien militaire iranien aux forces armées russes, qui comprend la livraison de drones et de munitions d'artillerie surtout, et son refus de condamner diplomatiquement la guerre russe en Ukraine, Téhéran s'expose également à une marginalisation hâtive sur la scène internationale.
Enfin, l'affaiblissement de l'influence économique internationale de la Russie, conséquence de sa volonté d'entrer en confrontation avec Washington, pourrait certainement contribuer à l'émergence d'un ordre international post-occidental en poussant Moscou à chercher des alternatives à sa dépendance vis-à-vis du système financier américain. Cet espoir des dirigeants de la République islamique et de certains dirigeants africains risque néanmoins de se heurter à des limites économiques qui entraveront leur objectif idéologique.
L'objectif de maintenir un certain équilibre entre la Russie et l'Occident dans la guerre en Ukraine par l'émergence d'une nouvelle forme de neutralité ou de non-alignement risque de ne pas être une condition suffisante pour le rapprochement irano-africain qui se fera sous l'égide de Moscou dans les prochaines années. Au contraire, la proximité avec l'Iran, affaiblie par des décennies de sanctions économiques, risque de peser sur le développement économique des pays africains qui choisissent de miser sur l'influence iranienne plutôt que sur celle de l'Occident.

Dr. Mohammed al-Sulami est le fondateur et le président de l'Institut international d'études iraniennes (Rasanah).
            Twitter : @mohalsulami

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com