Tous les trois mois environ, je me déplace à Riyad, représentant mon employeur, Skema Business School. Je rends visite à nos partenaires, à des entreprises, des universités, des institutions publiques. Et cela me permet de faire un état des lieux de l’évolution du pays en quelques mois.
Ce mois de mai m’a permis de m’apercevoir que la plupart de nos partenaires universitaires étaient désormais passés en classes mixtes. Ce qu’ils hésitaient à faire en février dernier est maintenant rentré dans la norme. Dans une des universités où j’avais donné un cours en début d’année, j’ai souhaité aller saluer les étudiants et je fus un peu surpris de constater qu’ils se tenaient désormais aux côtés des étudiantes sans que cela ne pose aucun problème.
Ce voyage a également été l’occasion de jeter un œil à l’avancée du métro et des voies de bus réservées qui, sans nul doute, changeront radicalement la façon de se déplacer dans la capitale saoudienne lorsque ces transports en commun seront opérationnels en 2024. Mais en attendant ce moment, le voyageur doit impérativement se déplacer en taxi ou en voiture de transport avec chauffeur (VTC). J’utilise donc une célèbre application de VTC qui me permet d’être pris en charge par des chauffeurs, souvent saoudiens, avec qui j’essaie d’échanger quelques mots en anglais ou en arabe pour évoquer les changements dans le pays.
Mais ce matin-là, ce n’est pas un prénom et une photo d’homme qui s’affichent sur mon écran, mais une certaine Reem. La voiture de marque chinoise de Reem arrive à l’hôtel pour nous récupérer, ma collègue et moi, et nous emmener vers l’université où nous avons rendez-vous. En cinq années au Bahreïn, je n’ai jamais croisé une conductrice Uber et d’aussi loin que je me souvienne, cela ne m’est arrivé qu’une fois en France. J’engage la conversation avec Reem qui parle un excellent anglais et lui demande si les gens ne sont pas surpris de tomber sur une femme.
Reem est chauffeur depuis trois mois, compte 500 courses et affiche la très bonne note de 4,92 sur 5. Elle a le permis de conduire depuis trois ans. Elle n’est pas mariée et elle aime l’effet de surprise qu’elle produit sur les clients. Je lui explique que même en France, il est rarissime que des femmes exercent sa profession et elle s’en amuse, me proposant que j’en parle à mes propres étudiants.
Quelques jours après, l’application me propose de nouveau Reem, qui nous accompagne cette fois-ci à l’ambassade de France. Les habitants de Riyad connaissent bien le point de contrôle situé à l’entrée du quartier diplomatique et je me demande comment vont réagir les militaires saoudiens lorsqu’ils contrôleront une conductrice transportant des universitaires occidentaux. Reem m’indique qu’elle a l’habitude de jouer un rôle de pionnière et m’explique la gêne ressentie par ses premiers clients saoudiens. Au départ, plusieurs d’entre eux ont annulé la course, puis, au fur et à mesure, Reem a pu engager la conversation avec eux, leur faire comprendre qu’elle représentait une facette de cette modernité que le Royaume promouvait. Visiblement, cela fonctionne bien et les clients saoudiens se sont mis à la respecter.
J’ose alors une question sur sa famille. Comment ses parents ont-ils réagi à sa décision de devenir chauffeur Uber? Curieusement, ils ne l’ont pas mal pris. Elle m’explique qu’elle est issue d’une famille nombreuse et que l’idée de gagner son indépendance en conduisant n’a pas rencontré trop d’opposition, même si elle n’a pas pu échapper à quelques réflexions au début.
Nous arrivons au fameux point de contrôle du quartier diplomatique. Le militaire chargé de contrôler la raison de notre visite ne peut s’empêcher, assez peu discrètement, d’appeler ses collègues: Reem est encore une curiosité à Riyad. Les militaires sont très avenants, ils comprennent immédiatement qu’elle conduit pour la plate-forme Uber et ils lui disent, en arabe, qu’elle est très courageuse avant de nous laisser passer en souriant.
Reem ne travaillait pas encore pour Uber lors de mon précédent passage trois mois auparavant, de la même façon que les étudiantes n’étaient pas dans les mêmes classes que les étudiants. Le changement ne se mesure plus en années, mais en mois et les Saoudiennes nous emmènent désormais non seulement dans l’espace, mais, et c’est symboliquement aussi important, elles nous conduisent dans Riyad, se faufilant à travers la circulation particulièrement dense de la capitale saoudienne.
Arnaud Lacheret est docteur en sciences politiques, Associate Professor à Skema Business School et professeur à la French Arabian Business School.
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.