Dans un an, les élections européennes bouleverseront la politique française. De nouveau. Marine Le Pen tirera avantage des difficultés structurelles de la France et du président Macron. On se rapproche du spectre de l’Italie de Giorgia Meloni.
Depuis belle lurette, l’extrême droite ne fait plus peur aux Français. En une génération, elle s’est enkystée sous l’épiderme du corps social. La route de Marine Le Pen vers l’Élysée est pavée. On est gêné de voir certains macronistes et des figures de la droite classique rejouer le même copier-coller pour la contrer. Bruno Le Maire, par exemple. Il a créé la polémique il y a peu: «Nos compatriotes en ont ras-le-bol de la fraude […]. Le contribuable n’a aucune envie de voir que des gens puissent en bénéficier, le renvoyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’ils n’y ont pas droit», a lancé le ministre à propos des allocations et des aides sociales que l’on ne peut pas toucher lorsque l’on vit à l’étranger.
Au Maghreb? La référence n’est pas neutre. Il sait qu’une partie de l’audience entendra «Arabes» et «musulmans». J’étais au gouvernement de Dominique de Villepin, entre 2005 et 2007, lorsqu’il était directeur de cabinet du Premier ministre. Agrégé de lettres et ancien élève de l’École normale supérieure, il sait le poids des mots en politique. Après avoir été ministre sous Nicolas Sarkozy, on est surpris du changement de ton du «romancier»: associer «nos compatriotes» qui en ont «ras-le-bol de la fraude»… avec «le Maghreb»! Il fallait oser. Diviser «Nous» et «les autres» pour draguer les électeurs du Rassemblement national (RN) est une tactique vouée à faire «pschitt».
Faire parler de soi, en bien ou en mal, mais exister dans les médias: un leitmotiv.
Les Français ont toujours préféré l’original à la copie en matière de rejet des immigrés, de l’immigration. L’enkystement du RN dans le paysage politique le prouve. Peut-être, après tout, Le Maire cherchait-il à faire le buzz pour exister, chaque jour, dans les médias, et convoiter Matignon, en attendant… N’était-ce pas la philosophie du candidat Sarkozy en 2007, omniprésent dans la campagne présidentielle, haranguant le peuple, fustigeant les «racailles des banlieues», qu’il suggérait de «karchériser»?
Faire parler de soi, en bien ou en mal, mais exister dans les médias: un leitmotiv. Mais toujours, dans les polémiques, il faut des boucs émissaires : ce sont toujours les mêmes, immigrés nord-africains, Algériens, puis «Arabes», «Beurs», «musulmans», «islam»… On prend les mêmes et on recommence. Pour quel résultat? Le président Sarkozy aura-t-il tiré gloire d’avoir institutionalisé cette tactique xénophobe, populiste et clivante? Il est dans l’engrenage de la justice pour des financements libyens de sa campagne de 2007, et pour corruption et trafic d’influence, condamné aujourd’hui à trois ans de prison, dont un ferme. Ses discours anti-immigration, identitaires, sécuritaires ont en tout cas renforcé l’extrême droite.
Le candidat Éric Zemmour l’avait compris lors de la dernière élection présidentielle. En poussant l’outrance des provocations contre les musulmans, les Noirs, coupables selon lui de piétiner la France, il avait séduit 7% des électeurs. C’est beaucoup. Non au Grand Remplacement, c’était le pitch de sa reconquête. Depuis des années, cette expression fourre-tout gravite en orbite autour de la France, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, les pays scandinaves, etc. Elle fait son œuvre de contamination dans un mouvement perpétuel. Ses réserves d’énergie fossile sont inépuisables.
Les haines anti-islam se sont lâchées sur les réseaux sociaux
Autour de moi, même des proches crient aujourd’hui haut et fort «qu’ils» sont trop nombreux, sales, irrespectueux, violents, bruyants… «Ils»: les Noirs et les Arabes. Souvent eux. Toujours eux. De ces gens-là, ces proches n’en peuvent plus. Ils veulent se mettre debout et protéger la France. Exaspérés. À Lyon, j’ai fait mes études avec eux, voyagé avec eux, mais aujourd’hui la rhétorique du Grand Remplacement est sertie dans leur esprit.
Hier, une amie se répandait contre une chanteuse, Fatima Zahra, alias «La Zarra», Québécoise d’origine marocaine. Elle représentait la France à l’Eurovision. L’artiste a été mal classée. Elle a fait un doigt devant les caméras de télévision du monde. Son geste a provoqué un tollé, teinté de racisme bien sûr. Avant-hier, c’était une polémique dans le football. Des joueurs musulmans voulaient jeûner pour le ramadan et jouer les matchs en même temps. Les haines anti-islam se sont lâchées sur les réseaux sociaux. «Qu’ils aillent donc jouer chez eux en Arabie!»
On entend ces injonctions depuis les années 1970, avec le démarrage des crises économiques. Le Front national a injecté ces ingrédients en politique. Ce «seum» est fertile. Chez les humains en général. L’identité, le terroir, le «chez nous»… menacés par des invasions barbares, non pas celles des blonds Vikings venus du nord sur leurs drakkars mais des pauvres bronzés arrivés du sud, sur des Zodiac en plastique, dont des milliers se noient chaque année dans la Méditerranée. Beaucoup ont réussi la traversée.
Il est là le vrai remplacement. Sur les échafaudages de nos villes. Il suffit de lever les yeux pour le voir.
Dans mon quartier, ils sont là, les harraga. Des centaines de clandestins du Maghreb vivant des trafics de drogues, d’amphétamines mortelles et de cigarettes «Ml’boro». Ils ont dégradé la sécurité des lieux et provoqué le rejet des riverains. Ils n’ont peur de rien. N’ont rien à perdre. Ici même, dans mon immeuble et quelques autres alentour, de nombreux échafaudages ont été montés récemment pour le ravalement de façade. J’ai souvent parlé avec les ouvriers qui y sont à l’œuvre. Pas un seul ne ressemble à un Viking blanc et blond. Ils sont tous bronzés. Maghrébins, Subsahariens, Turcs, Afghans, Albanais, Arméniens... Tous parlent leur propre langue, mais ils ont entre eux un langage commun: celui de la survie.
C’est pour cela qu’ils sont ici. Pas pour le Grand Remplacement. L’économie française a besoin d’eux. Comme toujours. Une hypocrisie nationale le dissimule. Dans mon quartier, les agences de travail intérimaire l’affichent: «On recrute», dans le BTP, l’hôtellerie-restauration, où il y a pénurie de main-d’œuvre. Les jeunes d’ici s’en détournent, mais les migrants répondent présent.
Il est là le vrai remplacement. Sur les échafaudages de nos villes. Il suffit de lever les yeux pour le voir. Hier, j’ai tenté de raisonner mes deux amies contaminées par le «seum» du Grand Remplacement. En vain. L’une d’elles m’a taclé. Même le président tunisien a dénoncé le «plan criminel préparé depuis le début de ce siècle pour métamorphoser la composition démographique de la Tunisie». Il avait accusé «les Subsahariens». L’argumentaire que j’avais échafaudé s’est effondré. Le déclin est irréversible.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.