Lors de mes deux dernières visites en Arménie, j'ai traversé la frontière d'un pays tiers, la Géorgie, bien que l'Arménie soit l'un des voisins immédiats de la Turquie. En effet, la frontière entre les deux pays était fermée. Lors du passage de la frontière, mon collègue arménien a souligné l'importance des relations entre les deux pays et a déclaré que, même s'il existe des frontières terrestres entre les pays, les esprits n'ont pas de frontières. Il a ajouté: «Deux nations peuvent toujours être proches, mais avant d'ouvrir la frontière fermée, nous devons ouvrir nos frontières mentales.»
En 1993, lors de la première guerre du Haut-Karabakh, Ankara a fermé la frontière et rompu ses relations avec l'Arménie pour soutenir l'Azerbaïdjan, principal allié de la Turquie dans le Caucase. La frontière turco-arménienne est restée fermée jusqu'au tremblement de terre dévastateur qui a frappé le sud de la Turquie et le nord de la Syrie le mois dernier.
Le seul poste frontalier terrestre reliant les deux pays a été ouvert pour la première fois depuis plus de 30 ans afin de permettre aux secouristes arméniens d'entrer dans la zone sinistrée. Cette ouverture exceptionnelle de la frontière qui a eu lieu le 7 février était symboliquement très importante car les deux pays n'ont toujours pas de relations diplomatiques formelles, bien qu'un processus de normalisation soit en cours. Ce même poste frontalier a également été utilisé en 1988, lorsqu'un grand tremblement de terre a frappé l'Arménie et que le Croissant-Rouge turc a acheminé de l'aide vers les zones sinistrées. Dans le cadre de la récente diplomatie du tremblement de terre, le ministre arménien des Affaires étrangères, Ararat Mirzoyan, s'est rendu en Turquie pour rencontrer les 27 membres de l'équipe arménienne de recherche et de sauvetage opérant à Adiyaman.
Toutefois, la Turquie et l'Arménie souhaitent désormais aller au-delà de cette diplomatie du désastre et ouvrir définitivement la frontière qui les sépare. Erevan a annoncé cette semaine que la Turquie et l'Arménie envisageaient d'autoriser les passages entre les deux pays. Mirzoyan a déclaré que la frontière terrestre ne serait ouverte qu'aux diplomates et citoyens de pays tiers jusqu'au début de la saison touristique. Au début de l’année 2023, la Turquie a levé l'interdiction des vols de fret entre les deux pays.
Alors que les deux capitales se sont mises d'accord pour ouvrir la frontière terrestre, une «diplomatie du football » a été mise en place entre Ankara et Erevan. Un match de qualification pour l'UEFA Euro 2024 entre les équipes nationales arménienne et turque s'est déroulé à Erevan samedi dernier. Le ministre turc des Sports s'est rendu à Erevan pour assister au match, ce qui fait de lui le premier responsable turc à se rendre dans la capitale arménienne depuis près de vingt ans.
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«Les deux pays veulent aller au-delà de la diplomatie du désastre et ouvrir définitivement la frontière qui les sépare.»
Sinem Cengiz
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En 2008, avant le match de qualification de la Turquie pour la Coupe du monde contre l'Arménie, le coach turc Fatih Terim a déclaré: «Ce n'est qu'un match de football, ce n'est pas une guerre.» Effectivement, ce n'était qu'un match de football, mais pas un match ordinaire.
À l'époque, c'était la première fois que les deux pays voisins, qui ont une animosité historique l'un envers l'autre, se retrouvaient face à face. Les présidents arménien et turc se sont rendus dans les capitales respectives pour assister aux matchs des deux équipes nationales. Cette initiative, qualifiée plus tard de «diplomatie du football», a servi de pont entre Ankara et Erevan à l'époque. Cette fameuse diplomatie du football a ouvert la voie à la signature des protocoles de Zurich de 2009, qui visaient à améliorer les relations diplomatiques et à rouvrir la frontière. Cependant, ces protocoles n'ont jamais été ratifiés et sont restés comme l'une des occasions manquées entre les deux pays.
Ce samedi, les supporters arméniens se sont rassemblés au stade républicain, des années après que les deux pays ont pour la première fois eu recours à la diplomatie du football, afin de réconcilier leur amertume historique. Pour des raisons de sécurité, l'UEFA avait interdit aux supporters turcs d'assister au match de qualification à Erevan. L'hymne national turc a été hué par les supporters arméniens dans le stade juste avant le coup d'envoi du match. Il s’agit d’un signe triste, mais significatif, montrant que la société n'est toujours pas prête à la normalisation, et encore moins à la réconciliation.
La normalisation et la réconciliation sont deux processus différents, souvent confondus. Alors que la normalisation nécessite l'ouverture des frontières et l'établissement de relations diplomatiques entre les États, la réconciliation est un processus approfondi qui nécessite l'établissement de relations positives entre deux sociétés. Cela est encore plus difficile que de conclure des accords à la table de négociation entre diplomates.
La phase actuelle de normalisation entre les deux pays a commencé par la nomination d'envoyés spéciaux chargés de mener les négociations, et non d'envoyés diplomatiques. Cela indique clairement que la normalisation prendra du temps. Un dialogue sincère fondé sur la confiance mutuelle et les mesures de renforcement de la confiance accéléreront finalement la phase de normalisation, qui sera suivie d'une phase de réconciliation. Même si, un jour, la Turquie et l'Arménie établissent des relations diplomatiques, la tâche la plus ardue sera la réconciliation des deux nations. Alors qu'Ankara et Erevan s'approchent progressivement et réciproquement de la normalisation, les dirigeants des deux pays doivent poursuivre une diplomatie publique fructueuse afin de consolider leurs efforts.
Les relations turco-arméniennes sont considérées comme une «histoire d'occasions manquées». Les deux pays devraient profiter du climat positif qui s'est créé afin que l'histoire ne se répète pas et qu’ils puissent reléguer leur passé d'occasions manquées aux pages poussiéreuses de l'histoire.
Bien que la route soit semée de défis, une nouvelle ère semble s'ouvrir. Le changement d'avis des deux pays pourrait être la clé pour ouvrir non seulement la frontière terrestre fermée, mais aussi les frontières mentales fermées entre les deux nations.
- Sinem Cengiz est une analyste politique turque spécialisée dans les relations de la Turquie avec le Moyen-Orient. Twitter: @SinemCngz
L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com