Ça n’en finit pas. Après les insultes de Noël Le Graët contre Zidane, une récente polémique oppose encore Karim Benzema à Didier Deschamps, à propos du départ précipité du joueur de la Coupe du monde au Qatar… et les conjectures sont relancées sur l’acceptation des Arabes en France. Le prodige du Real Madrid, né à Lyon, est érigé en symbole de ce rejet au plus haut niveau dans le football et la société.
Il est vrai que la lutte de la jeunesse des banlieues pour sa reconnaissance a commencé il y a quarante ans, et la récurrence des incidents aux relents racistes exaspère. À cette époque, le mot «arabe» s’était mué en «beur» ou «rebeu» pour désigner une population plus-vraiment-arabe et pas-encore-française. En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme impulsait un élan de solidarité et de sympathie nationale envers ces jeunes issus de l’immigration.
Hélas, vingt ans plus tard, les révoltes des banlieues de 2005 colportaient de nouveau leur colère contre le racisme toujours virulent envers eux. En 2023, beaucoup de ces jeunes «hybrides» ne sont toujours pas mieux lotis. Surtout que, depuis «beurs», ils sont devenus «jeunes musulmans». La Marche aurait pu servir à la construction d’une mémoire collective prometteuse, mais elle a été siphonnée par la gauche socialiste qui l’a transformée en Sos Racisme et importée à Paris.
Rapidement, la lutte des jeunes du quartier emblématique des Minguettes allait faire l’objet d’un marketing politique, et l’antiracisme devenir un produit de beauté. Et, dans le mouvement, aux «beurs» n’étaient concédés que des rôles subalternes. SOS Racisme gérait alors l’organisation de la gestion des luttes pour l’intégration, dotée d’importantes subventions publiques. Elle avait conquis les médias parisiens et personnalisé son président, Harlem Désir, peu familier du sort des jeunes Arabes des cités.
Les politiques ont dérobé aux jeunes des banlieues leur embryon d’histoire. À tel point qu’aujourd’hui aucun jeune de vingt ans issu de l’immigration ne connaît Toumi Djaïdja, Djamel Atallah, Djida Tazdaït, le père Christian Delorme, Kaïssa Titous… alors qu’aux États-Unis les figures de la lutte contre la ségrégation des Afro-Américains sont connues et reconnues, leurs portraits honorent l’entrée des lieux publics et leur combat est glorifié.
En France, la Marche avait une vocation républicaine de rassemblement citoyen, mais elle fut ethnicisée. Au fond, elle a laissé penser aux «Grands Frères» que seule leur action collective leur permettrait d’arracher une reconnaissance politique et sociale. Autrement dit, pour compter politiquement, il fallait se compter entre semblables. L’argument «communautariste» et démographique devenait ainsi un facteur de négociation politique avec les partis.
Rapidement, la lutte des jeunes du quartier emblématique des Minguettes allait faire l’objet d’un marketing politique, et l’antiracisme devenir un produit de beauté. Et, dans le mouvement, aux «beurs» n’étaient concédés que des rôles subalternes.
En attendant, pendant que SOS Racisme surfait médiatiquement sur la Marche, sur le terrain on entrait dans une séquence de «communautarisation de l’exclusion sociale». Kaïssa Titous, figure engagée de la Marche puis de SOS Racisme, écrivait en 1993: «Je pense que, parmi nous, des gens comprendront que de toute façon, quoi qu’ils fassent, dans n’importe quelle structure française, ils ne seront que des pions. L’intégration individuelle pour les Arabes n’existe pas. Il faut concevoir l’intégration collective ou accepter un rôle de supplétif… visiblement, on ne peut pas faire l’économie d’une rencontre collective, d’un bilan… on est sommés par les événements.[1]»
En théorie, la logique du «mérite», c’est apprendre à dire je, se défendre et exister dans la société en tant que personne et ne plus faire allégeance à une quelconque communauté, un groupe, un nous.
Il n’y eut ni rencontre collective, ni bilan. Jamais. L’élection de François Mitterrand fut une grande désillusion pour les banlieues. Kaïssa Titous avait raison en affirmant qu’il n’existe pas d’égalité des chances pour les jeunes de la France périphérique. Force est de constater que la méritocratie, au cœur de la révolution de 1789, est une incantation. Il faut en faire une réalité.
En théorie, la logique du «mérite», c’est apprendre à dire je, se défendre et exister dans la société en tant que personne et ne plus faire allégeance à une quelconque communauté, un groupe, un nous. Fille ou garçon, passer d’un registre de référence communautaire à un registre personnel requiert du courage et de la confiance. En effet, dans l’enceinte du quartier, depuis un demi-siècle, les jeunes ont nourri le sentiment que la France des «Blancs» leur est fermée et que c’est au sein du groupe matriciel que l’individu est censé trouver un réconfort identitaire.
Le jeune «Dérouilleur» qui veut s’en sortir individuellement a donc un rude combat à livrer, car dans les familles maghrébines, la rupture culturelle la plus violente est celle de «l’arrachement» de l’individu par rapport à ses semblables. Dans le combat du je contre le nous – entre le dedans et le dehors –, l’enjeu pour l’individu est le gain de nouveaux marqueurs identitaires permettant son individuation. Il faut une sacrée détermination pour surmonter ces tiraillements et les violences induites, car l’affranchissement de l’individu renvoie à ceux qui «rouillent» la violence de leur immobilité, voire de leur enlisement.
Dans les quartiers sensibles, les discriminés rejettent en retour ceux qui jouent la carte du mérite individuel. Les réussites personnelles sont suspectes, comme si l’individu, armé de ses seules valeurs, n’avait aucune chance de s’en sortir dans la «société des Gaouris». S’il y parvient, c’est parce qu’il a dupé le système, ce qui constitue déjà une trahison pour ceux qui récusent toute compromission avec la société dominante. Dans les quartiers sensibles, où le nous sert parfois de prétexte à l’immobilisme-victimisation, les populations qui ont souffert du racisme et de discriminations n’ont pas foi en l’égalité des chances.
L’élaboration de cette foi requiert la garantie que l’acceptation des règles du jeu républicain par l’individu ne sera entravée par aucune discrimination. Le défi n’a pas été relevé ces dernières années. Quatre-vingt-neuf députés du Rassemblement national élus à l’Assemblée nationale nous le rappellent chaque jour. Et la polémique Benzema-Deschamps nourrit l’amertume.
(1)«J’ai claqué la porte de SOS Racisme», Kaïssa Titous, in «Douce France. La saga du mouvement beur», in Quo Vadis, Agence Im’média, Paris, N° spécial. Automne 1993, p. 47.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche au CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français