L’engagement de l’Union européenne (UE) auprès du Maghreb a été long, complexe et parfois tumultueux. Depuis le début des années 2000, cette région n’a fait que gagner en importance stratégique pour l’Europe en termes de commerce, d’énergie et de lutte contre le terrorisme, en plus des actions qui ont été menées pour transformer le Maghreb, point de transit important pour les migrants et les réfugiés, en un obstacle supplémentaire.
Cependant, cette importance est de plus en plus difficile à assumer et à défendre aujourd’hui. Une série lamentable de faux pas qui vont de la mauvaise gestion de la crise migratoire à l’absence d’une politique unifiée en passant par une fâcheuse tendance à négliger l’importance des dynamiques régionales paralysent aujourd’hui l’UE. Elle se doit pourtant de renforcer son engagement compte tenu des nombreux défis qui attendent ses voisins du sud.
Le paysage mondial actuel, dominé par la guerre en Ukraine, laisse peu de place à l’Europe pour inscrire le Maghreb sur sa liste de priorités, malgré le risque des retombées catastrophiques des défis convergents qu’affronte cette région proche: la sécheresse, l’inflation, le chômage, l’instabilité politique, les tensions intrarégionales – entre autres.
Certes, la perspective d’un retour de la guerre dévastatrice sur le continent éclipse une fois de plus les inquiétudes au sujet des divisions de la Libye, des périls de la démocratie en Tunisie, des escalades entre l’Algérie et le Maroc et de la détérioration de la situation sécuritaire au Sahel. Cependant, reléguer les luttes d’une région voisine victime d’une vague de crises sans précédent à une simple «préoccupation» pourrait inciter l’Europe à répéter les erreurs qu’ont révélées l’euphorie et les aspirations au changement qui ont accompagné les soulèvements de 2011.
La Libye a constitué un défi particulier pour l’UE, puisque le bloc a eu du mal à formuler une réponse cohérente aux crises politiques et sécuritaires qui ravagent le pays depuis la chute de Mouammar Kadhafi, en 2011. L’incapacité de l’organisation à traiter correctement la crise libyenne a favorisé une influence limitée dans un pays qui n’a guère été aidé par la réticence généralisée à s’impliquer sur sa scène politique, particulièrement chaotique, se concentrant davantage sur des questions comme la sécurité des frontières et la migration.
Ce n’est qu’au début de l’année 2019 que l’UE a adopté sa première stratégie globale à l’égard de la Libye, présentée comme une nouvelle approche; mais cette dernière n’a encore rien donné de «nouveau». Les tentatives pour négocier un accord de partage du pouvoir entre factions rivales n’ont fait que déstabiliser davantage le pays et légitimer les acteurs non démocratiques.
En Algérie, la récente vague de cordialité n’a fait que mettre davantage en lumière la lutte de l’UE pour adopter une approche unifiée et constructive face aux autorités du pays, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme, l'État de droit et une tendance inquiétante à l’«illibéralisme».
D’autre part, les relations entre l’UE et le Maroc étaient «positives» jusqu’à il y a un peu plus d’une semaine, lorsque les députés européens ont condamné le déclin de la liberté de la presse au Maroc. Les parlementaires marocains ont donc unanimement voté pour une reconsidération des liens avec le Parlement européen.
En l’état actuel des choses, le Maghreb se trouve à un tournant, tout comme la région arabe au sens large. Les gouvernements répressifs sont de plus en plus la «récompense» de la poursuite par la société d’idéaux démocratiques lourds, tandis que des économies durablement faibles et l’austérité aggravent la souffrance du citoyen moyen, qui est aux prises avec des salaires plus bas ou le chômage.
La «politique» implique désormais des distractions coûteuses et des incursions dans des pays en difficulté, empêtrés dans des conflits violents, le terrorisme et l’anarchie, plutôt que le renforcement d’une gouvernance susceptible de mieux faire face aux troubles qui se préparent chez nous. Les générations vieillissantes ne peuvent que déplorer les tristes héritages qui pèsent désormais sur une population jeune, sévèrement limitée dans son influence sur les décisions conséquentes qui concernent son avenir.
On le voit, le tableau est complexe pour l’Europe, qui est embourbée dans ses propres maladies et qui essaie toujours de trouver sa place dans une arène géopolitique fortement contestée. Cependant, Bruxelles est l’unique responsable lorsqu’il est question du Maghreb. L’Europe n’a pas réussi à capitaliser sur les liens intrinsèques entre le développement économique et le succès de tout projet démocratique émergeant du chaos d’il y a dix ans. Au lieu de cela, les dirigeants européens sont désormais contraints de se précipiter sur des crises plutôt simples à gérer qui viennent de «l’autre côté de la Méditerranée», ce qui affecte les 130 millions d’habitants du Maghreb qui font face à des problèmes internes et régionaux.
Bien sûr, certains de ces problèmes ne viennent pas de la région, parce qu’ils sont un sous-produit d’un paysage mondial compliqué alimenté par des tensions entre grandes puissances. Pourtant, dans un tel climat, les pressions excessives ou condescendantes de Bruxelles ou d’autres capitales européennes pour surveiller la région – qui possède un produit intérieur brut combiné inférieur à celui de l’Égypte – selon des priorités lointaines ne feront que tomber à plat. Cela n’excuse cependant en rien la pratique grotesque qui consiste à adopter la politique de l’autruche en se contentant de solutions fragmentaires qui ne font rien pour sortir du gouffre les voisins de l’Europe.
Ainsi, l’absence de politique unifiée vis-à-vis du Maghreb demeure problématique au moment où des pays comme l’Allemagne s’orientent vers une prise de décision à l’échelle du bloc reléguée à Bruxelles. Entre-temps, la France, l’Italie et, dans une certaine mesure, l’Espagne favorisent des relations plus souples et plus décentralisées entre l’UE et le Maghreb, compte tenu de leurs intérêts complexes et de leur position confuse au sud de la Méditerranée en termes de commerce, d’énergie et de sécurité.
En matière de migration, cependant, la dynamique s’inverse. L’Italie, par exemple, est un fervent partisan de la création d’une force frontalière européenne centralisée. Cependant, Paris hésite à soumettre cette partie de sa souveraineté nationale à Bruxelles. Il existe également d’autres divisions et ce manque d’unité est facile à exploiter par les acteurs malveillants qui sont menacés par un Maghreb libre, juste et sûr.
Les perspectives sont décourageantes, même pour des pays apparemment stables et plutôt prospères. Heureusement, il est encore temps pour les dirigeants de Bruxelles et des capitales maghrébines de faire de meilleurs choix stratégiques en prenant en compte les décombres des soulèvements de 2011 et le caractère imminent de la transition énergétique. Afin de favoriser le développement économique, l’intégration régionale et les démocraties fonctionnelles à l’échelle du Maghreb, l’UE pourrait explorer une série d’options.
Travailler plus étroitement avec le Maghreb permettra à l’Europe de mieux équilibrer ses relations dans la région, de préserver ses intérêts, d’anticiper les menaces communes et d’éviter certains des pièges de son engagement passé
Fournir une aide financière aux pays du Maghreb sous forme de subventions et de prêts pour soutenir la croissance économique encouragera les investissements dans les infrastructures et les projets éducatifs tout en offrant un accès à l’assistance technique et aux informations sur le marché. Cela permettra ensuite à l’UE de promouvoir le commerce et les investissements intrarégionaux entre les pays d’Afrique du Nord. Elle poursuivra ainsi la mise en œuvre des accords de libre-échange et des traités d'investissement au moyen d’un accord de libre-échange nord-africain et en instituant un tarif extérieur commun sous les auspices de l’Union du Maghreb arabe.
Les mesures qui visent à réduire le coût des activités commerciales transfrontalières, par exemple l’élimination des barrières tarifaires et non tarifaires, favoriseront également le développement d’infrastructures régionales comme les autoroutes, les chemins de fer et les ports. De cette manière, la connectivité sera améliorée et la circulation des biens et des services facilitée.
Se concentrer sur le développement économique contribuera grandement à la mise en place d’institutions en faveur de la démocratie dans l’ensemble du Maghreb, notamment avec des initiatives qui visent à promouvoir la transparence, à lutter contre la corruption, à garantir l'État de droit et à renforcer les capacités des organisations de la société civile.
Au niveau régional, l’UE doit veiller à ne pas mal orienter ses politiques. Travailler plus étroitement avec le Maghreb permettra à l’Europe de mieux équilibrer ses relations dans la région, de préserver ses intérêts, d’anticiper les menaces communes et d’éviter certains des pièges de son engagement passé. Ce sera également l’occasion pour l’UE de consolider des relations tendues avec des pays qui ont été quelque peu négligés dans le passé.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies, à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale. Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com