Il y a trente-cinq ans, des aspirations pan-maghrébines passagères ont conduit le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie à fonder l'Union du Maghreb arabe (UMA) dans l’espoir de transformer cette sous-région en un pays doté d'un passeport, d'une identité et d'une monnaie uniques.
Ce rêve semble plus que jamais inaccessible, et les perspectives d'une unité telle qu'envisagée par l'idéalisme des décennies passées sont faibles. Les pays du Maghreb ont, chacun à leur manière, décidé d'emprunter une voie politique en apparence «facile» qui consiste à mener des politiques discrètes, parfois hostiles et même nuisibles, responsables du déclin de l'esprit de coopération dans cette région.
Les classes politiques des capitales du Maghreb restent sceptiques en dépit de l'insistance de la communauté internationale et de l'abondante littérature décrivant les avantages de l'intégration économique et de l'exploitation des synergies de la région.
La dernière réunion de l'UMA qui a rassemblé les cinq membres a eu lieu en 1994. Depuis, les frontières entre l'Algérie et le Maroc sont restées fermées. Ces deux pays, qui constituent les plus grandes économies de la sous-région, ont la capacité de relancer ou d'établir une nouvelle union maghrébine.
Les tensions au sujet du Sahara occidental, une zone contestée que l'ONU considère comme un territoire non autonome, continuent d'entraver les relations entre les deux poids lourds de la région. Par conséquent, tout effort visant à redynamiser les discussions sur une potentielle renaissance de l'union économique imaginée il y a près de deux générations est voué à l'échec. En effet, les mécanismes permettant de compartimenter ces tensions dans l'espoir d'engager un dialogue constructif pour les résoudre sont inexistants.
Après tout, ni Rabat ni Alger ne s'engageront dans une éventualité qui pourrait potentiellement accorder au rival des avantages perçus. En effet, l'appareil d'État des deux pays est organisé de manière à perpétuer cette rivalité à somme nulle.
Les tensions entre le Maroc et l'Algérie servent de bouc émissaire plutôt commode pour expliquer le manque d'initiative, de leadership visionnaire ou de créativité audacieuse des gouvernements de la sous-région. Il existe toutefois d'autres contraintes à la coopération, notamment la préservation des facteurs responsables de la désintégration économique, politique et sécuritaire de la sous-région.
Par exemple, les liens historiques qui unissent le nord et le sud de la Méditerranée sont souvent négligés lorsque les chercheurs étudient les causes profondes de la résistance du Maghreb à l'intégration, même lorsqu'elle se limite à la libéralisation du commerce. Ces liens alimentent en permanence un héritage d'hégémonie post-colonialiste, où des acteurs extérieurs motivés par leurs propres intérêts attisent intentionnellement les tensions pour monopoliser le commerce, les flux de capitaux et la propriété des ressources naturelles. Ils influencent ainsi systématiquement la manière dont les pays du Maghreb mènent leur politique étrangère.
Par conséquent, les pays du Maghreb sont peu enclins à la cordialité et à la réciprocité, même lorsqu'il s'agit de sauvegarder des intérêts communs ou de se mobiliser contre des défis communs, si cela va au-delà d'un bilatéralisme commode et inévitable.
Naturellement, bien que l'inaction présente moins de risques politiques dans le pays ou permet d’éviter le refroidissement des relations avec un ancien dirigeant à l'étranger, le coût de cette inaction n'a cessé d'augmenter en termes d'opportunités manquées depuis 1994.
Le Maghreb est l'une des régions les moins intégrées politiquement et économiquement dans le monde. Le volume des échanges commerciaux au sein de la région représente moins de 5% du commerce global et moins de 2% du produit intérieur brut combiné du Maghreb. Ce constat surprend peu, étant donné que les échanges commerciaux entre le Maroc et l'Algérie doivent transiter par Marseille, en France.
Il est grand temps de prendre un tournant. Les nombreuses années de réflexion doivent maintenant se transformer en actions concrètes avant qu'il ne soit trop tard.
Hafed al-Ghwell
La levée des barrières, artificielles ou non, à la libre circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux et des technologies offrirait de vastes possibilités économiques aux jeunes de la sous-région, qui sont de plus en plus nombreux, plus instruits, mais sans emploi.
La libéralisation du commerce pourrait également contribuer à l'avènement de sociétés inclusives et pluralistes indispensables à la croissance, à la prospérité et à la résilience du Maghreb.
Toutefois, cette évolution nécessite des réformes douloureuses que la plupart des gouvernements arabes évitent volontiers, car elles impliquent une remise en question des structures économiques, sociales et politiques qui sous-tendent leur monopole du pouvoir.
Néanmoins, ce processus peut - et doit - être mené à bien, car l'ouverture commerciale et les normes harmonisées permettront de progresser même sur des sujets difficiles tels que l'intégration politique ou la mise en place d'institutions communes qui renforcent la stabilité, améliorent la gouvernance et récompensent les dirigeants réceptifs.
Par ailleurs, l'instabilité persistante a laissé des populations parmi les plus vulnérables de la sous-région à la merci de la démagogie populiste, de l'extrémisme et d'autres influences malveillantes, créant une spirale infernale vers des territoires inexplorés et violents. Cette perspective tragique est déjà réalité en Libye et le devient rapidement en Tunisie.
Le paysage actuel ne se prête qu'à la fragmentation et à la concurrence stérile, même si une convergence sans précédent de défis politiques et socio-économiques met en évidence la futilité d'une telle attitude.
À une époque de régionalisation accrue, il est devenu plus difficile pour les pays non intégrés de rester économiquement et politiquement viables. Le bilatéralisme et le protectionnisme ne sont plus des approches durables, et si les pays du Maghreb ne peuvent pas parler ou négocier d'une seule voix, ils ne seront que la proie d'autres blocs qui cherchent à tirer parti de leur poids et à maximiser leur avantage comparatif, y compris ceux du sud du Sahara.
C'est une réalité décevante, et honnêtement embarrassante. Le Maghreb occupe une position stratégique entre l'Union européenne, son produit intérieur brut (PIB) combiné de 16 600 milliards de dollars représente environ un sixième de l'économie mondiale, et l'Afrique subsaharienne, qui connaît une croissance rapide, reste largement inexploitée et s'affirme progressivement.
Sur le plan interne, cette incapacité à saisir les occasions de resserrer les liens a coûté à l'Algérie, au Maroc et à la Tunisie une augmentation du PIB réel par habitant d'un peu plus de 33%, selon les projections de la Banque mondiale il y a près de dix ans. Ces gains non réalisés ont crû depuis, accélérés par les vulnérabilités de la région aux chocs externes tels que la pandémie, le changement climatique, les craintes de récession mondiale et même la guerre en Ukraine.
En outre, malgré les discours sur l'autonomisation des femmes et la promotion de leur rôle dans la société, l'équité entre les sexes, la citoyenneté économique et la participation des femmes au marché du travail dans la région sont parmi les plus faibles au monde.
Pire encore, les interventions sensibles au genre restent des concepts inconnus, en raison du manque d'accès des femmes aux organes de décision et d'élaboration des politiques, même parmi les rares qui parviennent à se faire élire.
Une politique sociale et une identité communes contribueraient à libérer le Maghreb de coutumes archaïques qui empêchent la moitié de la population de la région de réaliser pleinement son potentiel. Celles-ci compromettraient les progrès réalisés, même après la création d'un marché unique.
Malheureusement, la route sera longue et le progrès presque impossible. Il ne faut pas laisser les vieux griefs envenimer les nouvelles synergies, surtout lorsque la stabilité durable de la région est dans l'intérêt de toutes les parties, régionales et mondiales, y compris les États-Unis, l'Union africaine, l'Union européenne et les Nations unies.
Après tout, l'instabilité chronique, les violences, le sous-développement, la criminalité transnationale et la migration clandestine pourraient constituer des risques supplémentaires pour la sécurité, la paix et le développement du Maghreb.
Il est grand temps de prendre un tournant. Les nombreuses années de réflexion doivent maintenant se transformer en actions concrètes avant qu'il ne soit trop tard.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com