Le Mondial de football au Qatar est une réussite. Et le Maroc la vedette surprise. Qualifié pour les demi-finales, il a réalisé une performance historique. Jamais aucun pays africain, arabe, musulman n’a été présent dans le quatuor des grandes équipes du monde.
Qui plus est, il va défier la France à Doha pour une place en finale. La portée symbolique de ce moment n’a échappé à personne. Elle enthousiasme l’Afrique, le monde arabe et musulman. Après cette Coupe du monde 2022, dans l’esprit de leurs populations, le logiciel va changer. Sur les terrains, on n’aura plus peur des grands. La logique du plus-fort-sur-le-papier a failli. Les équipes, puissantes, riches et légendaires que sont l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, le Brésil… ont été éliminées.
Les valeurs d’antan qui faisaient leur réputation ont été balayées par l’intrusion du Maroc dans le dernier carré. Désormais, l’Afrique ne se pensera plus comme outsider dans cette compétition. Même la Tunisie a battu la France! Tout redevient possible pour chaque équipe. Les cartes sont rebattues. Revigorées, les identités nationales se redéfinissent, tout comme les identités individuelles et communautaires chez les Maghrébins en Europe.
Le Maroc affronte la France. Doit-on craindre les accidents, les incidents, les outrages susceptibles d’installer de nouvelles «ruptures» entre ceux d’ici et ceux d’ailleurs? En 2014, lorsque l’Algérie s’était qualifiée pour le second tour du Mondial, la «communauté» était sortie dans les rues manifester sa joie, créant des gênes et de sérieux incidents un peu partout.
En 1998 déjà, pour la victoire française «Black-Blanc-Beur», le drapeau algérien exhibé dans les foules créait des malaises et des crispations. L’Algérie était le pays d’origine de Zizou, devenu l’ambassadeur de millions de jeunes d’origine maghrébine. Ambassadeur, mais aussi avocat commis d’office pour les réconcilier avec leur lieu de naissance et revaloriser leur part arabo-musulmane stigmatisée dans la société. Zidane était une charnière identitaire pour une génération de jeunes écartelés entre deux univers. Au moins, avec lui, ils n’avaient plus honte de s’appeler Moustapha, Mohamed ou Karim. Grâce à lui, ils étaient Français.
C’est ce tiraillement identitaire qui expliquait l’incident lors du match France-Algérie, le 6 octobre 2001 à Paris, au cours duquel les spectateurs «algériens» avaient sifflé l’hymne national français. Le Premier ministre s’était retrouvé au centre d’une controverse; d’aucuns auraient souhaité le voir quitter la tribune officielle. C’était la première fois que les Français subissaient à domicile pareille offense lors d’une rencontre sportive. Et, de surcroît, de la part de jeunes «Arabes de l’intérieur». La fête avait été gâchée. L’Algérie avait perdu la partie, arrêtée avant la fin, et la foule avait envahi le terrain. Il n’y avait aucune revendication politique dans cette offense, pas de griefs contre la société d’exclusion, la colonisation ou l’inégalité des chances.
En réalité, les compétitions de sports populaires sont souvent des prétextes à des affirmations identitaires pulsionnelles exaltées - Azouz Begag
Aucune analogie n’était possible avec l’incident qui avait marqué les Jeux olympiques de Mexico en 1968 et cette image qui fit le tour du monde, symbole d’une Amérique enferrée dans la ségrégation des Noirs.
En France, il y eut d’autres offenses envers la Marseillaise lors de compétitions contre l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie. Chaque fois, le foot était pris en otage par le politique pour dénoncer l’outrage aux couleurs. Pourquoi la haine? Pourquoi cet irrespect de la France? En réalité, les compétitions de sports populaires sont souvent des prétextes à des affirmations identitaires pulsionnelles exaltées. Elles permettent l’identification, ce travail incessant de définition du sens de la vie, à travers l’évasion momentanée dans des réalités fugaces.
Ce qui était surprenant avec ce drapeau algérien incrusté sur les écrans français à chaque match, c’est que, paradoxalement, l’Algérie est un lieu vacant dans l’esprit des enfants d’immigrés; ils n’y habiteront jamais. Idem pour les Marocains. Cependant, chaque qualification internationale de l’équipe des origines leur soulève une sorte d’aspiration des racines. Des filles, des femmes et des familles, des jeunes et des seniors, des religieux et des laïcs, des barbus et des rasés, des femmes voilées, d’autres en jean, brandissent des drapeaux algériens ou marocains! C’est la France. Ce sont des Français.
«Nous nous réjouissons que les musulmans soient heureux du match, sauf que quand, après, ils déferlent à 15 000 ou à 20 000 sur la Canebière, il n'y a que le drapeau algérien et il n'y a pas le drapeau français, cela ne nous plaît pas», avait déclaré le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin en 2009 à propos de la liesse populaire qui avait suivi une victoire internationale de l’Algérie. À Toulouse, des supporters hystériques des Fennecs avaient arraché les drapeaux français de la façade du Capitole pour les remplacer par le drapeau algérien.
Le Mondial au Qatar aura transformé les regards. Le talent du joueur a surpassé la couleur de peau. C’est ce qu’on demande au sport pour les enfants du monde, nourrir les rêves et le beau - Azouz Begag
Aujourd’hui, les Franco-Maghrébins de France disposent avec leurs deux équipes, la France et le Maroc, d’une double (res)source identificatoire pour vibrer. Chaque supporter marocain devrait brandir un drapeau français. Et vice versa. On peut parier qu’entre Achraf Hakimi, le Marocain, et Kylian Mbappé, de mère algérienne et de père camerounais, amis joueurs au Paris Saint-Germain, la majorité des supporters vont applaudir le bon football. Et crier en français: «Bravo!»
Ces deux équipes sont belles. Elles racontent un monde qui a changé. On se souvient que, en 2011, à la Fédération française de football, des dirigeants, enregistrés à leur insu, approuvaient en secret le principe de quotas discriminatoires dans les écoles de foot du pays pour limiter, à partir de 12-13 ans, le nombre de joueurs français de type africain et maghrébin, parce qu’il y aurait trop de «grands noirs athlétiques et pas assez de petits blancs qui ont l’intelligence du jeu dans le football français».
Avant, le philosophe Alain Finkielkraut s’en était pris aux «Noirs», aux «Arabes» et à l’islam, avant d’affirmer que les Bleus étaient en réalité des «black-black-black» et la risée de l’Europe. Le Mondial au Qatar aura transformé ces regards. Le talent du joueur a surpassé la couleur de peau. C’est ce qu’on demande au sport pour les enfants du monde, nourrir les rêves et le beau.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.