S’ils ne le savaient pas avant la Coupe du monde de football qu’ils ont organisée, les Qataris doivent être particulièrement choqués des effluves de racisme antiarabe qu’ils ont réveillés en Europe occidentale. En France notamment, dont ils ne comprennent pas les réactions d’hostilité alors que le pays ami est l’un des premiers avec qui le Qatar a d’importants accords économiques.
Force est d’admettre l’existence de relents de racisme dans le traitement de cette compétition au Qatar, pays arabo-musulman, comparé aux précédentes. À Doha, on doit aujourd’hui mieux saisir l’arabophobie que les enfants d’immigrés maghrébins subissent depuis un demi-siècle en France. Surtout depuis la fin des Trente Glorieuses, vers 1975, quand la crise économique a frappé les pays européens après la hausse du prix du baril par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep).
Car dans l’opinion publique, les nations arabo-musulmanes étaient considérées comme seules responsables du dérèglement des économies occidentales. On parlait alors (et toujours) «du pétrole des Arabes» en termes méprisants. En France, cette période avait été rude pour les familles immigrées maghrébines – dénommées «les Arabes» –, devenues des boucs émissaires du chômage qui sévissait alors, après les fermetures d’entreprises. Une partie de l’opinion voulait renvoyer «chez eux» ces «indésirables».
Le Front national commençait alors à prospérer dans le sud de la France contre l’immigration. Auteur d’un essai remarqué en 1992, Arabicides, chronique française 1970-1991, Fausto Giudice faisait constater que, dans la France post-1968, on pouvait tuer impunément des Arabes... «Cause première des révoltes des “beurs”, puis de l’embrasement des banlieues, la banalisation des “arabicides” est l’aspect le plus dur de “la question de l’immigration”.» Elle s’est banalisée parce que «la 5e République repose sur un crime fondateur, l’arabicide de masse, commis au long de la guerre d’Algérie, jusque dans les rues de Paris. Ses auteurs et ses responsables ont bénéficié d’une impunité totale…»
Personne n'a oublié la sanglante répression de la police parisienne le 17 octobre 1961 contre les manifestants algériens pour leur indépendance. Cinquante ans plus tard, les «Arabes», désormais associés aux «musulmans» depuis les attentats terroristes, n’ont pas retrouvé leurs lettres de noblesse dans le monde, qu’ils soient riches ou pauvres, en casquette ou en djellaba, et cheiks, en Bentley ou en scooter.
Du reste, le mot dérange. En France, il est chargé. À tel point que dans certains milieux, on l’associe toujours à une injure, «le travail d’Arabe», ou bien, parlant du commerce de proximité, à «L’Arabe du coin», la boutique utile où l’on va en dernière instance. C’est dire combien, par association, l’image des Arabes est empreinte de clichés et de stéréotypes qui ont la peau dure, en France surtout, car il ne concerne pas le reste du monde. Dans les années 1980, les enfants d’immigrés maghrébins étaient appelés «les beurs» en verlan, pour éviter le mot «arabe». Être un beur, c’était être un Arabe à l’envers. La fameuse «Marche des beurs» en 1983 n’aurait pas pu s’appeler la «Marche des Arabes»!
La Coupe du monde de football est une occasion de décliner le mot «arabe» autrement qu’au filtre du terrorisme, de la guerre, de la violence, ou de la bédouinité.
Et puis, on ne peut oublier que l’une des dates de l’Histoire de France que les élèves retiennent le mieux de leur scolarité est 732, quand Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers… Près de mille cinq cents ans plus tard, le Qatar, avec l’Arabie saoudite (cf. son projet spectaculaire Neom), contribue à changer la donne en proposant à l’Occident une autre vision du monde, du dynamisme et de la culture arabes. La Coupe du monde de football est pour eux, pour «nous», une occasion de décliner le mot «arabe» autrement qu’au filtre du terrorisme, de la guerre, de la violence, ou de la bédouinité.
Chez les Arabes, on est aussi capable de relever le défi d’un événement planétaire d’une telle envergure sans rougir. Ainsi, le monde a salué la cérémonie d’ouverture de la compétition le 20 novembre au stade Al Bayt al-Khor. Une semaine plus tard, après la séquence des critiques et de la politique, la compétition a commencé sous les meilleurs auspices. Des visiteurs saluent la belle hospitalité des Arabes et le professionnalisme des Qataris. Les taux d’audience des matchs télévisés sont bons.
La Coupe du monde permettra de déconstruire quelque peu les stéréotypes sur les Arabes et surtout de retrouver le vrai sens de l’expression «travail d’Arabe» qui désignait une tâche artisanale délicate et soignée à propos du raffinement du palais de l’Alhambra de Grenade.
L’équipe de France colorée de Kylian Mbappé, jeune génie franco-algéro-camerounais, a gagné contre le Danemark sa qualification au deuxième tour. Les Français seront derrière eux lors des prochaines rencontres. Les audiences vont grimper. Une solide équipe d’Arabie saoudite a battu l’Argentine; et le Maroc, la Belgique. Dans le monde musulman, 1,6 milliard d’individus, on y a sans doute trouvé matière à orgueil et fierté. Tant mieux. Les joueurs saoudiens et marocains ont remercié Allah en priant sur la pelouse. On a même vu des drapeaux algériens dans les tribunes marocaines lors du match contre les Belges.
Le pari du Qatar était bon. La Coupe du monde permettra de déconstruire quelque peu les stéréotypes sur les Arabes et surtout de retrouver le vrai sens de l’expression «travail d’Arabe» qui désignait une tâche artisanale délicate et soignée à propos du raffinement du palais de l’Alhambra de Grenade, ou la sophistication de l’orfèvrerie de Cordoue, lors de l’occupation musulmane en Espagne. Ces connaissances valorisantes ont été renvoyées aux oubliettes par la colonisation et le racisme, et l’expression a pris le sens de travail bâclé. Un renversement sémantique que la Coupe du monde au Qatar contribuera à résorber au fil des années.
L’image des Arabes sur la planète y gagnera, les clichés et stéréotypes perdront du terrain. L’ancien adage «Les Arabes se sont entendus pour ne jamais s’entendre!» semble déjoué grâce à «cette Coupe du monde des Arabes». Sans conteste, la réussite de son organisation fera date. Elle aura été un vrai travail d’Arabe.
Azouz Begag est écrivain et ancien ministre (2005-2007), chercheur en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS.
Twitter: @AzouzBegag
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.