Tout autocrate aime les élections de performance puisqu’il sait qu’il les remportera, naturellement, d’une manière ou d’une autre. Malheureusement, cette passion pour la mise en scène se heurte à une aversion pour l’incertitude qui accompagne l’appel du public à recourir aux urnes pour voter en toute âme et conscience.
Il est donc nécessaire, même pour les régimes les plus autocratiques, de préparer le terrain de manière à tourmenter l’opposition, tout en veillant à ce que les «opposants» aient peu ou pas de chance de s’imposer, et encore moins de défier de manière crédible leur leadership.
Telle est la dynamique qui domine désormais la politique tunisienne à l’approche des élections du mois prochain, alors qu’une «hyperprésidence» de Kaïs Saïed commence à chercher ce point doucereux entre l’illusion de transparence ou d’ouverture et la dure réalité de l’usurpation totale des aspirations autrefois brillantes du pays nord-africain.
Il y a de fortes chances que le président Saïed réussisse à utiliser ses «mains invisibles» pour orienter le résultat des sondages de décembre selon ses envies et renforcer un régime assiégé où règnent manifestations, pénuries, finances publiques déplorables et licenciements massifs en attente, à la lumière des mesures austères imminentes mandatées par le Fonds monétaire international.
Il ne s’agit pas là d’affirmations sans fondement ou d’hyperbole alarmiste, étant donné que l’ère Saïed s’est jusqu’à présent fortement appuyée sur une sorte de populisme autoritaire constitutionnel pour concentrer le pouvoir entre les mains d’une administration exécutive irresponsable.
Quelques mois après un référendum controversé cet été, le régime a rapidement entrepris de modifier les règles électorales de sorte que la Tunisie ne puisse plus jamais organiser d’élections libres et équitables. En donnant un caractère constitutionnel à la prise de pouvoir, une loi électorale du 15 septembre a défini les conditions des élections de décembre, qui seront probablement très insignifiantes lorsqu’il est question de donner à l’opposition la possibilité d’exprimer sa dissidence et de modifier l’équilibre des pouvoirs.
Curieusement, la révision de septembre de la fameuse Constitution de 2014 ne traite que des élections législatives de l’Assemblée des représentants du peuple et non de la deuxième chambre, l’Assemblée nationale des régions et des districts, faisant allusion au style habituel de décret de Saïed par tâtonnements. Cela trahit une conclusion quelque peu évidente selon laquelle même après sa prise de pouvoir, le président n’a toujours pas de vision claire et cohérente du type de gouvernement qu’il souhaite et de la manière dont il s’y prendra pour tenir ses promesses populistes.
Ce qui est clair, cependant, c’est un mépris palpable pour les partis politiques, étant donné que les soi-disant représentants du peuple auront beaucoup moins de pouvoir que dans les assemblées précédentes.
Les deux chambres législatives ne pourront exercer aucune influence sur le pouvoir exécutif par la nomination d’un Premier ministre, ni maîtriser une présidence qui n’a pas peur de recourir à des pseudo-lois et décrets pour exercer sa volonté.
En bref, le gouvernement est fondamentalement responsable devant la présidence, abrogeant les capacités de contrôle du pouvoir législatif et transformant les assemblées en simples instruments entre les mains d’une hyperprésidence très sûre de sa maîtrise du jargon juridique et du charlatanisme constitutionnel. Rien de tout cela n’a jamais été, ni ne sera, dans l’intérêt de protéger les gens ou d’éradiquer les influences et éléments malveillants qui ont entravé le précédent Parlement tunisien.
Toutes ces manœuvres n’ont servi qu’à promouvoir l’idéalisme vanté d’une troisième république qui fonctionne bien et qui n’est décryptable que par le président lui-même et, peut-être, une partie de son entourage. Quelques autres feront probablement l’éloge de la trajectoire déroutante de la Tunisie vers l’inconnu, alors que de nouveaux réseaux clientélistes et corporatistes émergent pour séduire le régime, tandis que les circonscriptions récemment habilitées acquièrent des capacités supplémentaires à mesure que les allégeances se forment selon des clivages tribaux.
«Le jury ne sait toujours pas s’il est judicieux de parier sur la possibilité d’une future indignation publique ou d’une dissidence massive parmi les partisans du régime.»- Hafed al-Ghwell
Par ailleurs, les critiques afflueront quant à la façon dont la nouvelle loi sera bénéfique pour les candidats aisés en raison des obstacles à la candidature qu’elle a érigés, comme exiger l’approbation de centaines d’électeurs d’un district et n’autoriser que des campagnes politiques privées et autofinancées. Les femmes seront également moins représentées au Parlement en raison de l’élimination des règles de parité hommes-femmes relatives à la manière dont les candidats sont sélectionnés.
Sans surprise, l’opposition a simplement choisi de boycotter les élections de décembre, notamment en raison d’une réticence à se plier aux projets avides de pouvoir de Saïed concernant la démolition et la reconstruction des mécanismes politiques formels de la Tunisie.
Après tout, l’opposition du pays reste fragmentée, incapable de s’organiser autour d’une plate-forme anti-Saïed unique et convaincante et de capitaliser sur le soutien d’une classe moyenne émaciée qui s’est depuis longtemps retirée de la politique en faveur de la chasse aux produits de base. Certains ont même déployé des efforts supplémentaires pour que des proches bravent les eaux méditerranéennes à la recherche de rivages plus prometteurs, même si les bateaux de migrants désespérés sont devenus des spectacles politiques. Les passagers servent continuellement de boucs émissaires pour les maux persistants chez eux avant même de mettre pied à terre.
Dans un tel cadre, la mobilisation durable d’un front uni d’opposition ne survivra probablement pas jusqu’en décembre, en particulier s’il devra inclure des éléments largement vilipendés qui excuseraient plutôt les vestiges toujours florissants du népotisme de Ben Ali plutôt que de mettre en œuvre des réformes indispensables qui permettront à la Tunisie d’éviter la catastrophe.
De plus, même si par miracle l’opposition réussit à dominer les assemblées, à un moment donné, le régime exigera simplement qu’elle approuve une législation draconienne pour faire taire la dissidence ou la critique de la présidence.
Ainsi, peut-être que le boycott autoneutralisé de l’opposition est un pari risqué qui dépendra soit des effets de l’aggravation de la crise économique, soit d’une confrontation imminente avec le plus grand syndicat tunisien, l’Union générale tunisienne du travail, soit des deux afin de faire exploser les ambitions du président.
Compte tenu de ses efforts maladroits pour lutter contre les pénuries de nourriture et d’essence par le rationnement, le régime s’est attiré le mépris généralisé, déclenchant des manifestations jusqu’ici reléguées dans les régions les plus pauvres du pays.
Pendant ce temps, les réformes des entreprises publiques tunisiennes, mandatées par le FMI ont été confrontées à des menaces de grève de la part du syndicat général, dont Saïed dépend toujours pour un acquiescement tacite à son populisme autoritaire constitutionnel, si elles impliquent des mesures austères douloureuses.
Le jury ne sait toujours pas s’il est judicieux de parier sur la possibilité d’une future indignation publique ou d’une dissidence massive parmi les partisans du régime, sans exclure les services de sécurité qui ont jusqu’à présent exécuté les ordres du régime en étouffant les manifestations.
Il est peu probable que les services de sécurité rejoignent les rangs de l’opposition, préférant plutôt opter pour la nomination de hauts responsables militaires aux postes du gouvernement en vue de récompenser les syndicats de policiers qui n’appellent pas à la grève.
C’est une situation vraiment désespérée et affolante puisque, malgré les avertissements, les menaces et les appels passionnés, le camp Saïed s’est installé. Il reste libre dans sa quête de refaçonner l’avenir politique de la Tunisie, avec des appréhensions notamment en lien avec des maux économiques plutôt que politiques. Cela ne laisse présager rien de bon pour ce qui se passera après les fausses élections de décembre.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l’Initiative stratégique d’Ibn Khaldoun au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington. Il a précédemment occupé le poste de président du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com