Nous devons à Shireen Abu Akleh de découvrir la vérité sur son décès

Cette peinture murale représente la journaliste d'Al Jazeera Shireen Abu Akleh, assassinée, dans la ville de Gaza, le 15 mai 2022 (Photo AP).
Cette peinture murale représente la journaliste d'Al Jazeera Shireen Abu Akleh, assassinée, dans la ville de Gaza, le 15 mai 2022 (Photo AP).
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Publié le Jeudi 29 septembre 2022

Nous devons à Shireen Abu Akleh de découvrir la vérité sur son décès

Nous devons à Shireen Abu Akleh de découvrir la vérité sur son décès
  • Israël a choisi de réduire les effets de ce drame à la fois personnel et national; il a ainsi tenté de s'affranchir de toute responsabilité
  • On ignore aujourd’hui quelles sont les mesures que les États-Unis pourront prendre pour persuader Israël, leur allié, de réexaminer ses politiques

Le sort tragique qui a été réservé à Shireen Abu Akleh aurait pu, et aurait dû, être évité. Cette journaliste dévouée et intrépide remplissait son devoir journalistique en couvrant, en mai dernier, une nouvelle incursion des forces de sécurité israéliennes dans la ville de Jénine. Le casque et la veste de protection, de couleur bleue, sur lesquels était apposé le mot «presse», ne laissaient aucun doute sur la raison pour laquelle elle se trouvait à cet endroit.

Mais ce qui est fait est fait. Les événements qui ont suivi ont été aussi affreux et odieux que le meurtre en lui-même. La réticence d'Israël à mener une enquête indépendante, le comportement inadmissible et ignoble des forces de sécurité israéliennes lors des funérailles de la journaliste en sont des exemples. Israël a choisi de réduire les effets de ce drame à la fois personnel et national; il a ainsi tenté de s'affranchir de toute responsabilité et de toute obligation de rendre des comptes.

Israël a ainsi fait appel à ses tactiques dilatoires habituelles; il a mis des bâtons dans les roues des enquêtes menées par les organismes internationaux sur les faits survenus en cette matinée fatidique. Il espérait ainsi que le monde se désintéresserait du meurtre d'Abu Akleh, qu'il serait peu à peu occulté par d’autres événements. Israël voulait que cet assassinat soit oublié, ou en tout cas relégué au second plan de l'actualité et du débat public. Mais c’est le contraire qui s'est produit, et ce n’est que justice.

En effet, la victime était une journaliste très respectée et connue. Coïncidence, elle portait la nationalité américaine. Washington s'est ainsi trouvé pris entre deux feux: il ne pouvait pas fermer les yeux sur cet assassinat, comme il le fait lorsque d'autres Palestiniens moins prestigieux sont tués sans que les coupables paient le prix de leur crime. En outre, le décès de Shireen Abu Akleh met en lumière une réalité plus générale: les Forces de défense israéliennes (FDI) utilisent les armes en toute liberté et dans de nombreux cas. Soit les soldats sont des fous de la gâchette lorsqu'il s'agit d'ouvrir le feu sur des Palestiniens, soit ils sont indisciplinés et ne se plient pas à des règlements qui sont pourtant lacunaires.

Il est rare de voir l'administration américaine émettre des critiques à l'encontre de l'administration israélienne, tout particulièrement lorsqu’elles sont ouvertement exprimées. Néanmoins, l'administration Biden se trouve au pied du mur avec la mort d'Abu Akleh, journaliste et citoyenne américaine. Il est délicat pour le gouvernement américain de revendiquer l'ouverture d'une enquête sur ce qui prend l’allure d’un meurtre illégal.

Sous la pression des journalistes, le porte-parole adjoint du département d'État, Vedant Patel, a déclaré au cours du présent mois: «Nous rappelons qu’il est important de rendre des comptes.» Il a par ailleurs précisé que Washington continuerait à presser Israël de «revoir attentivement ses politiques en matière de règles d'engagement et de renforcer les mesures qui visent à protéger les civils et les journalistes ainsi qu’à s'assurer que de telles tragédies ne se reproduisent pas.»

On ignore aujourd’hui quelles sont les mesures que les États-Unis pourront prendre pour persuader Israël, leur allié, de réexaminer ses politiques, notamment celles qui permettraient de mieux protéger les civils dans les endroits où sont menées des opérations militaires – en particulier au milieu de villes et de villages palestiniens à forte population. La réponse donnée à cette déclaration par le Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, n'est pas particulièrement encourageante. Il a rabroué Washington par ces propos provocants: «Personne ne nous imposera des règles quand nous nous battons pour nos vies.»

Il est donc grand temps pour l'administration Biden d'exercer une influence positive dans ce conflit interminable et de faire valoir son pouvoir. On peut au moins attendre d’elle qu’elle tente de limiter le nombre de victimes parmi les Palestiniens innocents et qu'elle s'assure que ces meurtres entraîneront des sanctions.

Israël soutient que ses règles d'engagement sont conformes aux dispositions du droit humanitaire international relatives au principe de distinction: il n’autorise les attaques que contre les personnes qui s'engagent dans les hostilités et contre les objets employés à des fins militaires. Il insiste également sur la nécessité d'appliquer le principe de proportionnalité. Or, ces dispositions restent trop souvent ignorées. Au cours des années, des milliers de Palestiniens ont été assassinés. Ils ne participaient pourtant à aucun acte militant. Leur faute a été de prendre part à de simples actes légitimes de résistance politique à une occupation illégale.

Les FDI ont mis près de quatre mois pour avouer sans enthousiasme qu'«il est très probable que Shireen Abu Akleh ait été accidentellement touchée» par un de ses tirs. Cette affirmation est ainsi formulée: «Un soldat israélien l'a certainement tuée, mais comme cela s'est produit par accident, personne n'en assumera la responsabilité.» Mais pourquoi devrait-on prendre cette déclaration pour argent comptant, alors que cela fait des mois que la réalité est détournée et que les enquêtes indépendantes menées par des médias et d'autres organisations suggèrent le contraire?

Je ne prétends pas savoir dans quelle mesure les soldats israéliens sont coupables du meurtre d'Abu Akleh. Il est pourtant légitime de poser les questions suivantes: ce meurtre est-il volontaire ou s’agit-il d’un acte de violence? S’agit-il d’une action intentionnelle, d’une négligence ou d’un accident? Et s'il est intentionnel, le soldat a-t-il agi de son propre chef ou a-t-il reçu l'ordre d'ouvrir le feu? Ou encore, quelles mesures sont-elles prises pour empêcher de tels meurtres à l'avenir, dans le cas où il s'agirait d'une erreur malheureuse?

C'est en mai dernier que le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, a demandé que soit menée une «enquête indépendante et crédible» pour élucider la mort d'Abu Akleh. Pourtant, le sénateur Patrick Leahy vient de rappeler à M. Blinken que cette enquête attend toujours d'être menée. Le sénateur Leahy est le principal auteur de la loi américaine qui interdit de soutenir, au moyen d’équipements ou de formations, une entité militaire étrangère soupçonnée de commettre des violations flagrantes des droits humains.

Au cours de ce mois, M. Leahy a posé la question suivante: «Quelles mesures le département d'État a-t-il prises pour vérifier que la loi Leahy s'applique dans ce cas?» La réponse à cette question doit venir de l'administration américaine actuelle si cette dernière souhaite retrouver une part de sa crédibilité en tant qu'administration respectueuse des droits de l'homme ou qu’elle désire s'imposer un jour comme un médiateur de paix entre Israël et les Palestiniens.

Il est donc grand temps pour l'administration Biden d'exercer une influence positive dans ce conflit interminable.

Yossi Mekelberg

Tant que cette enquête indépendante et crédible sur la mort d'Abu Akleh ne sera pas menée, les Palestiniens et bien d'autres personnes ne peuvent que conclure ce qui suit: ce meurtre est bel et bien intentionnel et son principal objectif est de rappeler aux journalistes qu'ils risquent leur vie s'ils osent rapporter les agissements des forces de sécurité israéliennes vis-à-vis des Palestiniens.

Journaliste engagée, méticuleuse et courageuse, Shireen Abu Akleh a fait preuve d'intégrité tout au long de sa longue et brillante carrière. Elle n'a jamais hésité à se placer dans la ligne de mire. Par son engagement, elle voulait que les spectateurs confortablement installés dans leurs fauteuils apprennent la vérité sur les épreuves que vit son peuple sous l'occupation et le blocus. Malheureusement, cette audacieuse journaliste a sacrifié sa vie. Nous sommes donc redevables envers elle et sa famille; elle mérite que l’on réclame que la vérité sur sa mort soit dévoilée et que justice soit faite, si les accusés s'avèrent coupables.

 

Yossi Mekelberg est professeur de relations internationales et membre associé du programme Mena de Chatham House. Il contribue régulièrement à la presse écrite et électronique internationale.

Twitter: @YMekelberg

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com