Le président Recep Tayyip Erdogan a quitté la Turquie à deux reprises ces derniers jours, la première fois pour participer au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui s’est tenu à Samarcande, en Ouzbékistan, et la deuxième pour se rendre à l’Assemblée générale des nations unies, à New York.
L’intérêt de la Turquie pour les activités de l’OCS a été exprimé pour la première fois sur le ton de la plaisanterie en 2012. Le dirigeant turc a déclaré au président russe, Vladimir Poutine, pour le taquiner: «Acceptez la candidature de la Turquie comme membre de l’OCS et nous repenserons nos relations avec l’Union européenne (UE)». Les paroles du président Erdogan reflétaient en réalité la lassitude de la Turquie face à la lenteur des progrès concernant son processus d’adhésion à l’UE. Puis la plaisanterie s’est transformée en une proposition sérieuse.
La Turquie a officiellement demandé à s’impliquer dans les activités de l’OCS et elle a été invitée à rejoindre l’organisation en tant que partenaire de dialogue. À la suite de cette décision, les critiques et les commentaires se sont multipliés quant à la question de savoir si la Turquie devrait entretenir des relations avec une telle organisation.
«Inévitablement, nous cherchons peut-être d’autres moyens, puisque l’UE ne nous donne pas la chance d’y adhérer depuis cinquante-deux ans. L’UE peut demander pourquoi le président Erdogan se rend à Shanghai et pourquoi il a rencontré les dirigeants de l’OCS. Bien sûr que je vais les rencontrer et je ne pense devoir aucune explication à l’UE», a déclaré le président turc.
Il y aura probablement des partisans et des opposants à l’adhésion de la Turquie à l’OCS en tant que membre à part entière, mais il est normal qu’Ankara coopère avec les pays les plus peuplés du monde comme la Chine et l’Inde. Par ailleurs, la Turquie entretient des liens ethniques et culturels avec les pays turcophones d’Asie centrale tels que l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Il existe également une grande communauté turque dans la province chinoise du Xinjiang.
La situation géostratégique de la Turquie lui permet de contrôler l’accès de la Russie aux «mers chaudes». Les présidents Erdogan et Poutine sont les deux dirigeants qui se rencontrent le plus souvent. Malgré cela, la Turquie ne reconnaît pas l’annexion de la Crimée par la Russie et considère son invasion de l’Ukraine comme illégale. En outre, le pays a joué un rôle crucial pour débloquer l’approvisionnement en céréales ukrainiennes sur les marchés mondiaux.
La Turquie est un pays qui a des intérêts à la fois au sein de la communauté transatlantique et dans les pays asiatiques. Elle a pour voisins deux pays du Moyen-Orient qui font face à une crise profonde, la Syrie et l’Irak. Si un tel pays devait changer de camp, cela aurait des répercussions graves sur l’équilibre des pouvoirs entre l’Occident et l’Orient.
La deuxième visite que le président Erdogan a faite s’est déroulée à New York pour sa participation à l’Assemblée générale des nations unies. Alors que presque tous les dirigeants mondiaux étaient à Londres pour les funérailles de la reine Elizabeth au début de la semaine dernière, M. Erdogan faisait partie des grands absents. Il a probablement décliné l’invitation parce qu’il ne voulait pas suivre les recommandations des autorités britanniques quant à l’utilisation de vols commerciaux plutôt que d’avions privés.
«La Turquie est un pays qui a des intérêts à la fois au sein de la communauté transatlantique et dans les pays asiatiques.» - Yasar Yakis
La principale raison de sa visite à New York était d’essayer d’organiser une réunion privée avec le président américain, Joe Biden. Il n’y avait pas de réunions prévues dans les programmes de MM. Biden ou Erdogan, mais ce dernier espérait s’entretenir même brièvement avec le président américain dans le but de renforcer son image avant les élections de l’année prochaine en Turquie. Une telle rencontre ne s’est pas concrétisée.
La désillusion du président Erdogan s’est encore accentuée lorsque les autorités grecques ont fièrement annoncé que le Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, avait tenu une réunion cordiale avec le président Biden. La Turquie a dû comprendre le message ainsi: si les États-Unis devaient choisir entre la Turquie et la Grèce, ils choisiraient la Grèce.
M. Erdogan a cependant rencontré les sénateurs Lindsey Graham et Chris Coons dans le but de les persuader de vendre à la Turquie quarante avions de chasse F-16 et quatre-vingts kits de modernisation. Après sa rencontre avec les sénateurs, M. Erdogan a déclaré que ses interlocuteurs s’étaient montrés plutôt favorables au sujet des F-16, et ceci malgré le Tweet de M. Graham en 2019: «Bonne décision du président Trump de travailler avec le Congrès pour imposer des sanctions paralysantes à la Turquie». La rentabilité de l’industrie de la défense a peut-être persuadé M. Graham de changer d’avis.
D’autres membres du Congrès s’opposent à une telle vente et s'efforcent d'assortir l'utilisation de ces avions de conditions qui les empêcheraient d'être utilisés dans des circonstances qui ne seraient pas approuvées par les États-Unis, par exemple contre les terroristes kurdes en Turquie, en Irak et en Syrie. En réponse, la Turquie se demande pourquoi elle devrait acheter des équipements de défense dont elle ne pourra pas tirer pleinement parti. En quelque sorte, les États-Unis limiteraient les capacités de défense d’un allié de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan).
La visite du président Erdogan a été trop médiatisée dans les médias progouvernementaux, mais dissimuler la désillusion ne change pas la réalité.
Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP au pouvoir.
Twitter: @yakis_yasar
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com