Le sommet qui a réuni au début du mois à Sotchi le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président russe, Vladimir Poutine, a pris une tournure quelque peu atypique. Les deux dirigeants ont dérogé à la règle: ils ne se sont pas entretenus avec les journalistes et ont préféré publier un communiqué de presse à l'issue du sommet. On dirait qu'ils cherchaient à échapper aux questions percutantes des journalistes.
Ce sommet comportait en effet un ordre du jour considérable. La Russie avait hâte de démarrer ses exportations de céréales. Passons en revue les autres points à l'ordre du jour: l'intention avouée de la Turquie de mener une opération militaire en Syrie, les problèmes financiers auxquels se heurte la centrale nucléaire que la Russie construit en Turquie, les efforts qui visent à stabiliser la situation en Libye, la «dédollarisation» des paiements (se détourner du dollar et privilégier des monnaies de substitution, NDLR) échangés entre la Turquie et la Russie, et beaucoup d'autres sujets moins urgents.
Même si l’élection présidentielle prévue l'année prochaine en Turquie figurait également parmi les questions importantes inscrites à l'ordre du jour; elle a été bien peu abordée.
Le sujet qui a le plus retenu l'attention des médias turcs concerne l’éventuelle opération militaire en Syrie. Cette question semble avoir été amplement débattue lors du sommet, comme en atteste la part importante que le communiqué lui consacre. Ce dernier énonce ce qui suit: «Les deux dirigeants ont insisté sur la nécessité de faire progresser le processus politique de manière à instaurer une paix durable dans ce pays. Ils ont rappelé combien il était important de sauvegarder l'unité politique et de préserver l'intégrité du territoire syrien et ont réitéré leur détermination à lutter de manière solidaire et concertée contre tous les groupes terroristes présents en Syrie.»
«Tous les groupes terroristes» est dans ce texte l'expression à retenir. En effet, certains combattants ne comptent pas parmi les organisations terroristes aux yeux de la Turquie. Ankara n'hésite pas à se servir de certains d'entre eux comme des outils de guerre par procuration.
Au regard des approches divergentes qu'adoptent la Russie et la Turquie, il est légitime de se demander si ces deux pays s'entendent vraiment sur cette question fondamentale. Ils ont sans doute résolu plusieurs problèmes de manière à servir leurs intérêts respectifs. Cependant, ils n'ont toujours pas résolu leurs différends au sujet de l'opération militaire qu'Ankara souhaite engager en Syrie.
En outre, M. Poutine a attiré l'attention du président turc sur la nature délicate de cette opération; il l'a invité à résoudre ce problème en concertation avec le gouvernement syrien, conformément à l'accord d'Adana de 1998. Mais tout porte à croire qu'Erdogan n'est pas près de négocier un tel arrangement. Il insiste encore pour étendre de 30 à 40 km la ceinture longeant la frontière turco-syrienne, qui doit se prolonger jusqu'à la frontière irakienne.
Les deux hommes n'ont toujours pas résolu leurs différends au sujet de l'opération militaire qu'Ankara souhaite engager en Syrie.
Yasar Yakis
Si le contrôle que la Turquie espère imposer aux activités des combattants kurdes n'a pas encore été satisfait, il est probable que la Turquie et la Russie iront dans la direction qu'elles souhaitent et assumeront ainsi les conséquences de leur attitude.
La Russie n'est pas la seule à posséder une présence militaire à Alep. Les États-Unis sont également présents dans la région de Tall Rifaat, au nord de ce gouvernorat. Dans ce contexte, une offensive militaire en Syrie contrarierait Washington; la question reste donc en suspens. À la lumière de ces données, on peut supposer que l'opération militaire, si elle est menée, n'aura qu'un effet démonstratif.
Un autre point de l'ordre du jour du sommet de Sotchi concerne les problèmes ambigus d'ordre financier qui entourent la société turque IC Ictas. Cette dernière a en effet entrepris la construction de certains composants de la centrale nucléaire d'Akkuyu. C’est la société russe Rosatom qui dirige la société mère; elle a posé le mois dernier les fondations du quatrième et dernier réacteur de la centrale. Seulement une semaine après cette cérémonie, la société Rosatom a supprimé les sections de la coentreprise relatives à l'ingénierie, à la fourniture et à la construction. D'après la société, le sous-traitant ne serait pas en mesure de remplir ses engagements. Les volets du projet de joint-venture qui ont été supprimés se chiffrent à 8 milliards de dollars (1 dollar = 0,98 euro). On ignore encore pourquoi cette décision a été prise avant la tenue du sommet de Sotchi.
Si le contrôle que la Turquie espère imposer aux activités des combattants kurdes n'a pas encore été satisfait, il est probable que la Turquie et la Russie iront dans la direction qu'elles souhaitent et assumeront ainsi les conséquences de leur attitude.
Yasar Yakis
On constate ainsi que les entreprises turques ne représentent plus le maître d'œuvre des travaux de construction. L'intention de M. Erdogan consistait initialement à doter les entreprises turques des divers aspects de la technologie nucléaire. Mais on s'aperçoit aujourd'hui que cela ne se réalisera pas. La semaine dernière, le président turc s'est rendu sur le site des travaux, où on lui a fait un compte rendu détaillé de la situation. Il devra sans doute débattre à nouveau de ce sujet avec Vladimir Poutine.
MM. Erdogan et Poutine nourrissent la même ambition: porter le volume des échanges commerciaux entre leurs pays à 100 milliards de dollars par an. Les chiffres actuels oscillent entre 6 et 7 milliards de dollars pour les exportations turques et 30 milliards de dollars pour les exportations russes – dont une grande partie provient de la vente de gaz naturel. Le versement en lires turques et en roubles russes – comme substituts aux dollars – a été évoqué lors du sommet de Sotchi. Une question se pose toutefois: où la Turquie trouvera-t-elle l'équivalent de 20 milliards de dollars?
Dans l'avion présidentiel qui le ramenait en Turquie, Erdogan a fait savoir aux journalistes proches du gouvernement que M. Poutine l'avait invité à prendre part à la réunion de l'Organisation de coopération de Shanghai, qui aura lieu en septembre. L'objectif de cette invitation est probablement d'inciter la Turquie à coopérer plus étroitement avec la Russie dans tous les domaines possibles.
Yasar Yakis est un ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie et membre fondateur du parti AKP, au pouvoir.
Twitter: @yakis_yasar
NDLR: Les opinions exprimées dans cette rubrique par leurs auteurs sont personnelles, et ne reflètent pas nécessairement le point de vue d’Arab News.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com