Les tirs d’artillerie menés le 20 juillet contre Zakho, une station touristique de montagne dans la région du Kurdistan irakien de Dohuk, ont tué ou blessé des dizaines de civils innocents. Cette attaque soulève des questions sur l’importance du moment choisi et les parties responsables.
De nombreuses questions se posent également sur les objectifs de l’attaque dans cette période délicate que traverse l’Irak, où les tensions sont déjà vives entre diverses factions et alliances politiques. Les relations irako-turques sont également tendues en raison de divergences sur les questions d’eau et de sécurité, sans parler d’une instabilité supplémentaire due à l’aggravation de la rivalité turco-iranienne dans le nord de l’Irak.
L’attaque contre Dohuk n’aurait pu tomber plus mal. Elle survient au moment où l’Irak est enlisé dans une impasse politique complexe et précaire impliquant diverses factions chiites et un scandale potentiellement explosif. Dans un enregistrement rendu public, on entend Nouri al-Maliki, l’ancien Premier ministre irakien, secrétaire général du parti islamique Dawa et chef de la Coalition de l’État de droit, parler de ses «bonnes» relations avec Qais al-Khazali, le chef de la milice controversée pro-iranienne Asaïb Ahl al-Haq, désignée comme entité terroriste par les États-Unis. M. Al-Maliki confirme également que l’Alliance Fatah, les Brigades irakiennes du Hezbollah et les factions Sayyid al-Shuhada sont toutes affiliées à l’Iran, entre autres. Les factions chiites sont au bord de la lutte interne, à la suite de cet enregistrement.
L’attaque contre Dohuk a également eu lieu un jour seulement après que le lanceur d’alerte à l’origine de l’enregistrement a prédit que sa diffusion pousserait les partisans de M. Al-Maliki à «faire exploser» la situation en Irak pour détourner l'attention des Irakiens du contenu de l’enregistrement. En outre, l’attaque s’est produite au moment où la Turquie se prépare à mener une nouvelle campagne militaire dans le nord de la Syrie et quelques jours seulement après un sommet tripartite réunissant la Turquie, la Russie et l’Iran. Un sommet au cours duquel Moscou et Téhéran ont tenté de faire pression sur la capitale turque pour la dissuader de mener une opération militaire – des efforts que le pays a catégoriquement rejetés.
L’attaque complique en outre les relations turco-irakiennes déjà tendues, entraînant une nouvelle atmosphère de diplomatie d’escalade entre les deux voisins, avec des répercussions négatives sur leurs relations commerciales. Cette tension s’est rapidement manifestée au travers de l’hostilité du peuple et du gouvernement irakiens à l’égard de la Turquie. La capitale Ankara a été immédiatement accusée d’être impliquée dans l’attentat et les réponses officielles irakiennes ont fait allusion à la possibilité de convoquer l’ambassadeur de Turquie à Bagdad, de mettre fin au mandat de l’actuel chargé d’affaires irakien d’Ankara et de suspendre les mesures visant à y nommer un nouvel ambassadeur. L’Irak a également soumis un dossier au Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (ONU), contenant les dates et les détails des attaques turques contre l’Irak, dans le but de mettre fin à de tels actes qui violent les normes de l’ONU.
En outre, l’Irak a rejeté le démenti de la Turquie concernant son implication dans l’attaque et ses allégations accusant le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’en être responsable, ainsi que les mises en garde du président turc, Recep Tayyip Erdogan, contre ce qu’il qualifie de «piège». Le ministre irakien des Affaires étrangères, Fouad Hussein, a annoncé que son pays a enregistré plus de vingt-deux mille sept cents transgressions turques contre le territoire irakien depuis 2018, affirmant que le pays avait adressé deux cent quatre-vingt-seize lettres de protestation à la suite de telles interventions.
D’un point de vue pragmatique, et compte tenu de l’impasse actuelle, l’Irak n’avait pas la capacité d’adopter plus que ces mesures graduelles et calculées, car il voulait éviter un affrontement avec la Turquie qui pourrait facilement devenir incontrôlable. Au lendemain de l’attaque, certains responsables turcs ont tenu des propos provocateurs, adoptant un ton méprisant bien qu’ils aient nié toute implication. Ankara se donne le droit de mener toutes les opérations militaires qu’elle juge appropriées dans la région pour prévenir toute menace à sa sécurité, insistant sur le fait qu’elle ne devrait pas se sentir obligée de demander l’approbation préalable des pays où de telles opérations ont lieu, sous prétexte de protéger sa sécurité nationale. Il s’agit d’une stratégie risquée qui appelle à une plus grande escalade, exacerbant encore plus les tensions avec Bagdad.
Certains analystes turcs suggèrent que le gouvernement irakien a accusé trop vite la Turquie d’être impliquée dans l'attaque de Dohuk, avant de former une commission d’enquête pour rétablir la vérité. Ces analystes déclarent également que la nature de l’attaque soulève de nombreuses questions sur les responsables et la possibilité qu’elle ait été organisée par des parties cherchant à rendre plus tendues les relations entre la Turquie et l’Irak, faisant ainsi allusion à des groupes pro-iraniens en Irak.
Cela fait suite à une offre faite par la Turquie à Bagdad de mener une enquête conjointe pour identifier les auteurs. Les analystes évoquent la ferme intention des factions politiques et militaires pro-iraniennes de détourner l’attention du public irakien du scandale de l’enregistrement rendu public de Nouri al-Maliki, qui comprenait une tirade contre les sadristes (mouvement national irakien islamique dirigé par Moqtada al-Sadr). Les analystes soulignent également que l’attaque de Dohuk, qui s’apparente à un crime de guerre, ne sert nullement les intérêts de la Turquie. Ils se demandent également pourquoi Ankara s’abstiendrait de s’en prendre au PKK, avec ses prises de position qui constituent une menace pour la sécurité turque, tout en ciblant des civils et des enfants.
L’Iran a certainement fait tout son possible pour tirer profit de l’attaque de Dohuk, en s’empressant de la condamner. Les factions pro-iraniennes en Irak adoptent un discours de plus en plus hostile envers Ankara et elles appellent le gouvernement irakien à prendre des mesures plus sévères contre la Turquie, intensifiant ainsi la rivalité turco-iranienne existante au nord de l’Irak. Ces mêmes factions ont également affirmé que le gouvernement irakien doit jouer son propre rôle dans le maintien de la sécurité irakienne.
Il convient également de noter qu’au lendemain de l’attentat de Dohuk, une base militaire turque a été attaquée au moyen de deux voitures piégées. De plus, le consulat de Turquie dans le nord-est de Mossoul a été visé par des tirs de roquettes même si, heureusement, il n’y aurait eu aucune victime. Ces attaques ont été revendiquées par des milices armées affiliées à l’Iran, dont plusieurs ont utilisé des drones qui leur ont été fournis pour attaquer des cibles américaines à diverses reprises.
«Les factions politiques et les milices pro-iraniennes sont les principales bénéficiaires de l’attaque de Dohuk.»
Dr Mohammed al-Sulami
Quelles que soient les parties spécifiques impliquées dans l’attaque de Dohuk, les réactions des factions politiques et des milices pro-iraniennes révèlent qu’elles sont les principales bénéficiaires de cet incident et de toute détérioration des relations turco-irakiennes en général. Cette situation pourrait offrir à Téhéran une plus grande marge de manœuvre sur la scène irakienne. Cette attaque met également en lumière l’ampleur de la rivalité croissante entre la Turquie et l’Iran dans la partie nord de l’Irak, qui s'inscrit dans le cadre de la lutte que se livrent les deux puissances régionales pour exploiter des ressources vitales telles que le pétrole et le gaz et en tirer des bénéfices.
Ces manœuvres interviennent dans un contexte de crise énergétique mondiale causée par la guerre en Ukraine. Parallèlement, Ankara et Téhéran cherchent à combler le vide provoqué par les retraits militaires américains. Indépendamment de la récente réunion des dirigeants turcs, iraniens et russes à Téhéran, la Turquie et l’Iran se disputent le leadership régional et l’Irak est pris au piège de cette rivalité.
Le Dr Mohammed al-Sulami est directeur de l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah).
TWITTER: @mohalsulami
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.