L'Irak est sur le point de basculer dans l'anarchie, alors que l'emprise de Téhéran s'affaiblit

Des partisans de Moqtada al-Sadr investissent le bâtiment du Parlement à Bagdad, le 31 juillet 2022, sur fond de crise politique. (Reuters)
Des partisans de Moqtada al-Sadr investissent le bâtiment du Parlement à Bagdad, le 31 juillet 2022, sur fond de crise politique. (Reuters)
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Publié le Lundi 01 août 2022

L'Irak est sur le point de basculer dans l'anarchie, alors que l'emprise de Téhéran s'affaiblit

L'Irak est sur le point de basculer dans l'anarchie, alors que l'emprise de Téhéran s'affaiblit
  • La perspective d'un nouveau conflit interne entre chiites effraie les Irakiens, car elle risque de plonger le pays dans une guerre généralisée
  • Aujourd'hui, les manifestants pro-Sadr sont résolus à rester à l'intérieur du Parlement qu’ils ont investi

La perspective d'un nouveau conflit interne entre chiites effraie les Irakiens, car elle risque de plonger le pays dans une guerre généralisée. Les deux camps disposent de centaines de milliers de partisans et de combattants, et aucun ne semble prêt à renoncer au combat. «Les flammes de la dissension ne nous épargneront pas», a prévenu le Premier ministre du pays, Moustafa Al-Kazimi. 

Dans le premier camp figure la corruption incarnée par l'ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et le groupe Hachd al-Chaabi, composé d'alliés paramilitaires appuyés par l'Iran. Cette alliance a essuyé une défaite cuisante lors des élections l'année dernière. Elle cherche néanmoins à entraver le processus politique et à imposer ses choix: elle s'appuie sur la force paramilitaire et sur l'influence iranienne pour tenter de contrôler et d'exploiter l'Irak à perpétuité. 

Dans le camp opposé se trouve le religieux Moqtada al-Sadr qui s'est montré, encore une fois, capable de mobiliser des millions de partisans. Al-Sadr est une figure problématique: il a initié l'anarchie paramilitaire sectaire de l'après-2003 par le biais de son Armée du Mahdi. Cette dernière a accepté avec peu de réserves le soutien de l'Iran et elle a donné naissance à un grand nombre de factions particulièrement malveillantes appartenant au Hachd. En effet, c'est Nouri al-Maliki qui a écrasé l'Armée du Mahdi en 2008 lors d'une bataille sanglante. 

Al-Sadr a rétabli son statut de nationaliste irakien qui fait barrage à l'ingérence de l'Iran. C'est ainsi que les groupes paramilitaires financés par Téhéran sont devenus d'âpres rivaux des partisans d’Al-Sadr. Le bilan est terrible: une série d'assassinats et d'affrontements sanglants. 

Aujourd'hui, les manifestants pro-Sadr sont résolus à rester à l'intérieur du Parlement qu’ils ont investi. Cette situation ne peut qu'attiser la confrontation. Des partisans du Cadre de coordination (groupe favorable à l'Iran) ont exhorté leurs partisans à affluer dans les rues pour riposter aux manifestations – un tel scénario risquait de déclencher un bain de sang, voire un conflit généralisé. 

Le Cadre de coordination a retiré cet appel par la suite. Toutefois, les partisans de la ligne dure affiliés à Nouri al-Maliki semblent enclins à recourir à la force et déterminés à nommer un Premier ministre qui appartienne à leur courant idéologique. Le discours de la force est le seul langage que comprennent les militants du Hachd : ils ont assassiné quelque six cents manifestants lors des émeutes de 2019, et beaucoup craignent que ce groupe cherche à enrayer le soulèvement sadriste par la violence. La photo insolite sur laquelle on voit Al-Maliki en train de brandir une mitraillette montre sans ambiguïté qu'il se montre impatient de faire usage de la force. 

Le Cadre de coordination court un grand risque s'il autorise les pro-Sadr à regagner du terrain. Le retrait d’Al-Sadr du Parlement a en effet offert au Cadre de coordination un avantage inespéré: il a donné à ce dernier la possibilité de choisir librement les membres du nouveau gouvernement. 

S'ils autorisent Al-Sadr à imposer la tenue de nouvelles élections, ils seront condamnés à disparaître de la scène politique compte tenu du peu de popularité dont ils jouissent actuellement auprès des électeurs chiites. Ils ne pourront plus préserver la part généreuse du budget de l'État, qui finance les salaires de leurs forces paramilitaires. 

Parmi les protagonistes figure un homme qui ne vient pas d'Irak: Ismael Qaani, le commandant de la force iranienne Qods, une institution désignée comme terroriste étrangère. Il a tenu une série de réunions à Bagdad dans le but de renforcer la position des forces paramilitaires affiliées à l'Iran au sein du Cadre de coordination. Les affrontements qui ont eu lieu dernièrement ont fait des dizaines de blessés parmi les Irakiens. Cependant, Téhéran ne se soucie guère du nombre d’individus – chiites ou sunnites – qui seront tués pour satisfaire ses ambitions. Il se moque également des innombrables victimes qui ont été sacrifiées au nom de la suprématie de l'Iran au Yémen, en Syrie et au Liban. 

Laïcs, sunnites, chrétiens et Kurdes sont appelés à saisir l'occasion qui leur est offerte pour revendiquer la mise en place de réformes et d'un gouvernement qui les représente réellement. Les Irakiens, démunis, ont le droit de savoir pourquoi leurs dirigeants corrompus et incompétents ne leur procurent ni électricité ni eau douce pour la consommation et l'irrigation, dans un pays qui est pourtant si riche en pétrole. 

Baria Alamuddin

Il convient mieux à Al-Sadr d'agir en tant qu'opposant, inondant Bagdad de partisans ou qualifiant ses rivaux de «corrompus». En 2016, il a semé la pagaille en prenant d'assaut la Zone verte pour réclamer des réformes auxquelles s'opposaient les factions loyales à Al-Maliki. En 2019, Al-Sadr a rejoint le mouvement de protestation. Il est ensuite revenu sur sa position et a déployé des voyous paramilitaires pour faire taire les manifestations. Ces sauts d'humeur expliquent la réticence des militants issus d'autres camps idéologiques à le soutenir cette fois. 

Outre sa volonté de déjouer les plans d’Al-Maliki et des membres du Hachd, Al-Sadr sait-il vraiment à quoi il aspire? Est-il capable de rallier sunnites, Kurdes et progressistes à ses ambitions de réformer la politique dysfonctionnelle et clientéliste de l'Irak? 

Que ce soit en Irak ou au Liban, le système sectaire est à l'origine de l'immense corruption et de l'impasse perpétuelle qui règnent dans ces deux pays. En effet, les factions rivalisent depuis des mois pour défendre leurs propres intérêts. Les tentatives qui visaient à créer des partis intersectoriels ont frôlé le succès, notamment en 2010. Cette année-là, le mouvement Iraqiya d'Iyad Allaoui a remporté un plus grand nombre de sièges que celui du président sortant, Al-Maliki. Les efforts de ce parti ont toutefois été contrecarrés par la détermination de l'Iran à assurer la victoire de ses pantins. 

Les tensions qui secouent actuellement les différents camps chiites ont pris des proportions plus importantes après la divulgation d'enregistrements audio dans lesquels Al-Maliki qualifie Al-Sadr de «sioniste ignorant et haineux» et de «lâches» ses milices favorables à l'Iran. Le Conseil judiciaire suprême d'Irak enquête actuellement sur les propos d’Al-Maliki, qu'il considère comme des «menaces de mort» et comme une «incitation à la guerre civile». 

Les factions favorables à l'Iran bénéficient d'un soutien populaire dérisoire. Pourtant, elles composent, réunies, la coalition paramilitaire connue sous le nom d'«Al-Hachd al-Chaabi», forte de 150 000 hommes et richement dotée. Il n'est pas question pour elles de céder leur place sans se battre. Par le biais de sa milice, baptisée «Compagnies de la Paix» (ou «Brigades de la paix», NDLR), Al-Sadr pourra aisément mobiliser plus de 50 000 combattants, ce qui fera couler le sang des chiites dans une guerre interne. 

En Irak, l'armée et les forces de sécurité présentent des conflits de loyauté. En effet, cela fait des dizaines d'années que le ministère de l'Intérieur, dominé par les membres du Hachd, inonde ces deux institutions de membres de milices, parmi lesquelles l'organisation Badr. C'est le commandant de Badr, Hadi al-Ameri, qui contrôle de facto une partie de l'armée. 

Al-Sadr est-il digne de confiance et restera-t-il fidèle aux principes qu'il défend? À ce stade, la seule chose à retenir est que la confrontation actuelle oppose les nationalistes, qui rêvent d'un Irak souverain, aux radicaux sectaires, qui obéissent à Téhéran. En revanche, on ne peut permettre aux parties prenantes de maintenir le statu quo qui s'est avéré fatal, ne serait-ce que pour servir leurs intérêts.

Laïcs, sunnites, chrétiens et Kurdes sont appelés à saisir l'occasion qui leur est offerte pour revendiquer la mise en place de réformes et d'un gouvernement qui les représente réellement. Les Irakiens, démunis, ont le droit de savoir pourquoi leurs dirigeants corrompus et incompétents ne leur procurent ni électricité ni eau douce pour la consommation et l'irrigation, dans un pays qui est pourtant si riche en pétrole. 

Le Cadre de coordination ne représente qu'une proportion insignifiante au sein d'une plus grande faction. Il est possible, et même impératif, de les évincer tous les deux. Pour que cela se produise, les Irakiens doivent transcender les clivages sectaires et revendiquer ensemble leurs droits à un avenir fondé sur la démocratie, la prospérité et la souveraineté. 

Baria Alamuddin est une journaliste plusieurs fois primée et une présentatrice au Moyen-Orient et au Royaume-Uni. C’est la rédactrice en chef du syndicat des services de médias. Elle a déjà interviewé un grand nombre de chefs d’État. 

NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français. 

Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com