Arab News a livré il y a quelques jours un sondage exclusif sur ce que pensait l’opinion arabe de la guerre en Ukraine.
Ce conflit, qui est une confrontation directe entre les deux plus vastes pays européens, semble ne pas vraiment intéresser l’opinion publique arabe, pourtant souvent friande d’actualité internationale.
Soixante-six pour cent n’ont pas de position précise sur le sujet. De façon plus surprenante, seuls 18 % soutiennent l’Ukraine contre 16 % la Russie. On s’étonne encore davantage quand on leur demande qui, selon eux, est le principal responsable. Vingt-quatre pour cent pointent l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), 13 % le président américain et seulement 16 % considèrent que le responsable est la Russie qui, rappelons-le, est le pays qui a envahi son voisin en février dernier!
Les chiffres sont vertigineux et laissent entrevoir une sorte de malaise, d’autant que, une fois n’est pas coutume, les différentes régions du monde arabe semblent d’accord, d’après ce sondage.
Toutefois, le politologue que je suis est bien placé pour savoir que les chiffres ne disent pas tout. En interrogeant plusieurs ressortissants de pays arabes, on s’aperçoit vite que l’opinion est travaillée par deux courants qui se renforcent l’un l’autre. Le premier est, évidemment, celui d’une vraie solidarité non feinte à l’égard du peuple ukrainien et des victimes de la guerre. Pas un seul des Arabes interrogés sur cette question ne juge l’invasion légitime, bien au contraire.
En revanche, et comme c’est souvent le cas dans le monde arabe, les choses se compliquent lorsqu’on interroge les Arabes sur la question de la responsabilité. Car il y a cette tendance culturelle à vouloir absolument trouver un responsable lorsqu’une situation géopolitique paraît trop complexe. Ce qui pourrait passer en Occident pour du complotisme est davantage une transposition à l’Occident du filtre du monde arabe, où le moindre événement est souvent dû à de multiples causes et ne peut pas être simplement décrit et expliqué. Les guerres civiles en Syrie, en Libye, la situation en Irak, la guerre au Yémen, la question palestinienne… Tous les événements de la région sont multifactoriels et d’une complexité extrême à un point tel que les plus grands experts ne parviennent pas à se mettre d’accord entre eux.
En d’autres termes, l’opinion publique arabe est soumise à des événements locaux d’une très grande complexité liée à la présence de ressources stratégiques, mais aussi au fait que la région soit l’épicentre spirituel de trois religions monothéistes et qu’elle se situe à la jonction entre Orient et Occident, entre Afrique, Asie et Europe. Les personnes interrogées vont donc mobiliser des exemples comme la guerre en Syrie, soulignant le rôle des Américains, des Russes, du voisin israélien, de la Turquie, de l’Iran… Elles imaginent que chaque problème mondial est traversé par une complexité similaire au point qu’il leur est compliqué d’imaginer qu’un pays en envahisse un autre sans autre raison que d’agrandir son territoire. L’explication la plus simple et factuelle est systématiquement discutée par la «rue arabe», habituée à des événements dont il est impossible de connaître les tenants et les aboutissants.
Ce trait culturel, s’il aide parfois à aborder les phénomènes complexes, peut aussi rapidement conduire à des rumeurs et divers traits que l’on peut qualifier de «complotistes». Ainsi, les médias russes, cités dans l’enquête, sont largement diffusés dans le monde arabe et le sondage montre que 8 % des Arabes font davantage confiance à ces médias russes, dont l’objectif n’est pas du tout d’être neutre, qu’à tout autre média, y compris ceux de leur région.
Nous touchons ici à un problème qui va bien au-delà du monde arabe et qui est celui de l’accès à l’information. Les médias, tels qu’Arab News, qui tentent d’adopter une certaine distance concernant l’invasion de l’Ukraine, sont souvent moins suivis que des posts sur les réseaux sociaux ou que des médias très engagés, qui adoptent un ton tentant de faire un parallèle entre la complexité du Moyen-Orient et celle de la guerre en Ukraine afin de brouiller les pistes et de jouer sur le très légitime ressentiment antiaméricain ressenti par la rue arabe.
C’est d’ailleurs ce que m’indiquent la plupart des interlocuteurs interrogés, bien conscients de ce biais antiaméricain, précisant, à raison, que les États-Unis ont tellement interféré dans les affaires internes du monde arabe que leur crédibilité est désormais systématiquement remise en question. C’est un sujet sur lequel les successeurs de Joe Biden vont réellement devoir se remettre en question s’ils souhaitent regagner un peu de crédit dans le monde arabe.
Arnaud Lacheret est docteur en sciences politiques, Associate Professor à Skema Business School et professeur à la French Arabian Business School.
Ses derniers livres: Femmes, musulmanes, cadres… Une intégration à la française et La femme est l’avenir du Golfe, aux éditions Le Bord de l’Eau.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette section est celle de l’auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue d'Arab News en français.