Pour la plupart des pays arabes, l'inflation record des denrées alimentaires, qui vient s'ajouter aux défis socio-économiques existants, est la manifestation la plus visible des crises convergentes qui menacent d'étouffer cette partie du monde. En effet, les gouvernements de la région et les dirigeants politiques concernés sont soumis à une pression énorme, parce que le rétrécissement de l'espace budgétaire et les interventions inopportunes ou incomplètes ont exposé des sociétés entières à toute une série de difficultés sur le plan intérieur et de chocs mondiaux.
Au cours des deux dernières années seulement, une pandémie inexorable et les problèmes de chaîne d'approvisionnement ainsi que les pénuries de produits de base qui en ont résulté se sont heurtés aux conflits et au malaise interne omniprésents dans la région. Il ne faut pas oublier non plus les retombées de la dernière décennie marquée par l'intensification des rivalités régionales et des manœuvres extraterritoriales motivées par des intérêts personnels, alors que le monde a besoin de mobilisations collectives et ininterrompues pour faire face, entre autres, au réchauffement rapide de la planète.
Ces scénarios de planification en cas de crise, autrefois considérés extrêmes, sont devenus une nouvelle réalité inquiétante qui évoluera davantage si les gouvernements manquent de vigilance ou s'abstiennent de prendre des décisions difficiles permettant de lancer les interventions adéquates.
Toutefois, pour les pays du Sud à revenu faible ou intermédiaire, la route sera assez longue et rude. L'effondrement du Sri Lanka est le dernier exemple en date après l'implosion du Liban. Il sera probablement bientôt suivi par le Ghana ou l'un des dix autres pays qui risquent fort de ne pas rembourser leurs dettes.
Par ailleurs, les experts et les analystes tirent déjà la sonnette d'alarme en Tunisie, où les espoirs reposent sur la négociation réussie d'un prêt de 4 milliards de dollars du Fonds monétaire international pour alléger un fardeau socio-économique qui a déjà anéanti les aspirations démocratiques du pays.
D'ailleurs, ce ne sont pas les seuls pays à recourir à l'endettement pour redynamiser leur économie, après qu'une pandémie accompagnée d'une hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie a aggravé les insuffisances structurelles sous-jacentes, jusque-là à l'abri des réformes.
Toutefois, la dette publique brute de la région arabe a déjà atteint un niveau historique de plus de 1 400 milliards de dollars en octobre de l'année dernière, selon la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l'Asie occidentale (ESCWA). À l'échelle mondiale, le FMI prévient également que plus des deux tiers des pays à faible revenu sont exposés à un risque important de surendettement, tandis que les pays à revenu intermédiaire font face à des frais de dette plus élevés.
Il est grand temps que les gouvernements arabes revoient les règles relatives à la gestion des crises et qu'ils renoncent au recours massif à la dette extérieure ou au refinancement international, parce qu’ils ne font qu'hypothéquer l'avenir pour soulager temporairement les difficultés du présent.
Cela ne sera pourtant pas facile. Après tout, la plupart des dettes du monde arabe résultent souvent d'un mélange de corruption, d'une démocratie fragile, de dépenses publiques élevées et d'économies parallèles tentaculaires. La quête d'un allégement extérieur est donc tout naturellement une option plus «facile» que la poursuite de réformes qui impliquent souvent une austérité douloureuse et politiquement coûteuse – mais indispensable – ou d'importantes réductions du secteur public.
Se précipiter pour accumuler des dettes était certes «efficace» auparavant, mais le monde est aujourd'hui confronté à une nouvelle réalité. L'affaiblissement de l'ordre mondial, le changement climatique, les chocs multiples et l'intense concurrence régionale et géopolitique favorisent désormais une réorientation de la plupart des économies avancées.
Avec une faible marge de manœuvre budgétaire pour les interventions contracycliques qui deviendront inévitables, certains pays de la région seront incapables d'agir alors même que leurs économies frôlent l'effondrement.
Hafed al-Ghwell
Les priorités nationales ont été recentrées puisque les pays cherchent à se «protéger contre les chocs» en renforçant leur autonomie, ce qui compromet involontairement la confiance dans les institutions mondiales et la coopération mutuelle, créant ainsi un sentiment d'isolement accru.
Cette réorientation se traduit pour les États-Unis par une Réserve fédérale qui s'apprête à augmenter les taux d'intérêt afin de lutter contre une inflation galopante, à la demande d'une Maison Blanche en difficulté qui cherche à préserver sa majorité au Congrès lors des prochaines élections de mi-mandat.
Pour les autres économies du monde, notamment celles du Sud, une hausse soudaine des taux américains si tôt après une période prolongée de taux d'intérêt quasi nuls signifie une augmentation brutale et imprévue des coûts d'emprunt.
Par conséquent, le service de la dette absorbe des parts de plus en plus importantes de budgets publics déjà serrés, ce qui ne laisse que peu ou pas de place pour renforcer par exemple la résilience climatique ou encore consolider les filets de sécurité sociale qui ont été fragilisés par la pandémie et qui sont maintenant mis à l'épreuve par l'inflation record des denrées alimentaires et la flambée des prix de l'énergie.
Le changement climatique constitue un problème particulièrement épineux parce que les pays à grande vulnérabilité climatique et déjà très endettés, par exemple au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, font face à des coûts de capital de plus en plus élevés.
En raison du resserrement des politiques monétaires dans les économies avancées et de la diminution des liquidités disponibles à des taux d'intérêt bas, les marchés financiers augmentent les primes de risque sur les financements, ce qui fait grimper le coût de la dette et décime toute marge budgétaire idéalement réservée aux dépenses de résilience climatique dans les pays qui en ont le plus besoin.
Parmi les autres interventions menacées figurent les programmes visant à stimuler la diffusion de vaccins pour mettre réellement fin à la pandémie et à réduire le chômage en investissant dans le secteur privé. En outre, il sera encore plus difficile de mettre en place des réformes réalisables permettant de remédier aux insuffisances structurelles qui entravent toute mesure législative ou politique efficace.
Au-delà de l'examen de simples possibilités ou de projections futures, une étude récemment publiée par le Fonds monétaire arabe a mis en évidence une relation asymétrique entre la dette publique et la croissance économique, ce qui signifie que des niveaux plus élevés de dette publique finissent par réduire la croissance du PIB et inversement, en fonction des conditions économiques propres à chaque pays.
Le Liban est un exemple tragique de ce qui se passe lorsqu'un pays se retrouve avec un ratio dette/PIB extrêmement élevé, ce qui en fait un cas d'étude utile au cas où d'autres nations arabes voudraient éviter de faire défaut et de provoquer une panique financière en plus de leurs fragilités inhérentes.
Après tout, face à l'augmentation des coûts du service de la dette, les gouvernements se résoudront probablement à augmenter des impôts déjà disproportionnés dans une tentative désespérée d'accroître les recettes publiques, ce qui entraînera une inflation, une baisse des revenus disponibles et, éventuellement, une sous-performance, voire une économie en récession.
Avec une faible marge de manœuvre budgétaire pour les interventions contracycliques qui deviendront inévitables, certains pays de la région seront incapables d'agir alors même que leurs économies frôlent l'effondrement. Les pays qui entrent dans un tel cercle vicieux finissent par devenir plus vulnérables aux bousculades extraterritoriales malveillantes de rivaux régionaux ou de puissances lointaines.
Compte tenu du contexte actuel, les appels à l'aide ou à une intervention vigoureuse de la communauté internationale risquent de ne pas être entendus parce que la plupart des pays ont d’autres priorités internes, tandis que les principales puissances s’intéressent surtout aux menaces directes qu’elles perçoivent contre leurs intérêts, et beaucoup moins aux grands desseins géopolitiques ou au maintien de l'ordre dans le monde.
En l'absence d'une gestion prudente et de préemptions astucieuses, les années à venir s'annoncent extrêmement sombres et deviendront de plus en plus difficiles à anticiper en raison des multiples crises qui se succèdent. La réalité est que les gouvernements arabes disposent d'un arsenal très restreint pour relever les défis qui leur sont lancés.
• Hafed al-Ghwell est chercheur principal non résident au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies. Il est également conseiller principal au sein du cabinet de conseil économique international Maxwell Stamp et de la société de conseil en risques géopolitiques Oxford Analytica, membre du groupe Strategic Advisory Solutions International à Washington, D.C. et ancien conseiller du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.
Twitter: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com