Cela fait plusieurs années que je mène des entretiens enregistrés de plus d’une heure auprès de managers et d’entrepreneurs de culture arabe. J’ai commencé avec des femmes du Golfe, puis avec des femmes issues de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine en France, et, plus récemment, avec des hommes de cette même génération. Je les fais parler, en utilisant le même questionnaire, de leur vie, de la façon dont ils ou elles ont évolué, dont ils ou elles sont parvenus à sortir d’un destin qui leur tendait les bras à cause de leurs origines sociales ou de leur genre, notamment. Je leur demande aussi s’ils ont pu faire évoluer leurs parents et s’ils ont pu aider à leur intégration.
Mais, dans de pareils cas, l’influence que peut avoir le chercheur sur la personne qu’il interroge est importante. Je suis un homme occidental de 45 ans, professeur dans une université; les personnes que j’interroge répondraient-elles différemment à quelqu’un de très différent qui utiliserait le même questionnaire? C’est ce que Meryem Ellouze, 23 ans, étudiante à l’Idrac Business School de Lyon, a voulu vérifier.
Elle a utilisé la même enquête et l’a menée auprès d’hommes et de femmes managers ou entrepreneurs de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine. Nous avons pu comparer les résultats. Meryem, dont les parents sont étrangers, renvoie une certaine image auprès du public qu’elle a interrogé: elle est plus jeune que ses interlocuteurs, présente avec eux, en apparence, des traits culturels identiques, et elle est étudiante.
Si les différences apparaissent assez légères, elles sont nombreuses et rappellent une évidence que tout chercheur ou journaliste doit bien saisir.
Arnaud Lacheret
En confrontant les résultats, nous nous sommes aperçus de plusieurs différences notables.
D’abord, l’attachement à la culture maghrébine et au pays d’origine des parents apparaît de manière beaucoup plus sensible et approfondie auprès de Meryem qu’auprès de moi. Chacune des dix personnes qu’elle a interrogées souligne bien davantage ce lien culturel qu’ils ne l’ont fait auprès d’un chercheur occidental.
En revanche, les réponses que j’ai obtenues sont plus détaillées lorsque l’on fait parler les interlocuteurs des relations au sein de leurs familles. Meryem obtient des réponses plus courtes, moins précises, comme si dévoiler son intimité à quelqu’un auquel on peut s’identifier s’avérait plus difficile. En revanche, le chercheur occidental obtient des détails intéressants sur ce point, notamment sur la façon dont les parents ont évolué et ont fait évoluer leurs valeurs devant la réussite apparente de leurs enfants, sous leur influence.
De même, lorsque Meryem interroge les managers d’origine nord-africaine sur le rôle qu’ont joué leurs parents dans leur parcours, la réponse est unanime, voire uniforme: ils ont été formidables, se sont sacrifiés et ont tout fait pour la réussite de leurs enfants. Confronté au même exercice, j’ai obtenu des réponses plus nuancées: si, bien évidemment, le rôle des parents est souvent mis en avant, le fait qu’ils ne connaissent rien de la réalité des études supérieures et qu’ils n’aient donc pas vraiment pu aider leurs enfants est souvent souligné. C’est nettement moins le cas chez Meryem. Elle a pourtant interrogé plusieurs enfants d’ouvriers qui, selon toute vraisemblance, n’ont pas réellement pu transmettre de capital culturel à leurs enfants.
L’exemple de cette recherche qualitative nous montre bien que, en posant les mêmes questions à des publics identiques, les réponses peuvent être très différentes en fonction de la personnalité de celui qui les pose.
Arnaud Lacheret
Si les différences apparaissent assez légères, elles sont nombreuses et rappellent une évidence que tout chercheur ou journaliste doit bien saisir: l’image renvoyée par la personne qui pose les questions influence, même inconsciemment, la personne qui répond.
Dans le cas de Meryem, on peut émettre l’hypothèse suivante: culturellement, il semble plus difficile de critiquer ses parents devant quelqu’un qui, en apparence, appartient à la même sphère culturelle, alors qu’il est plus complexe de parler d’un attachement au pays, à la religion ou à la culture d’origine des parents à un homme occidental. S’il est absolument impossible de paraître complètement neutre lors d’une interview ou d’un entretien, il est important d’être conscient des biais que sa simple apparence peut susciter sur son interlocuteur.
L’exemple de cette recherche qualitative nous montre bien que, en posant les mêmes questions à des publics identiques, les réponses peuvent être très différentes en fonction de la personnalité de celui qui les pose. Cela doit inciter ceux qui vivent dans un pays arabe à faire preuve d’une certaine modestie dans leurs analyses et de comprendre que ce que leurs interlocuteurs leur renverront pourra différer en fonction de l’image qu’ils auront d’eux.
Arnaud Lacheret est Docteur en science politique, Associate Professor à l’Arabian Gulf University de Bahreïn où il dirige la French Arabian Business School, partenaire de l’Essec dans le Golfe.
Ses derniers livres : « Femmes, musulmanes, cadres... Une intégration à la française » et « La femme est l’avenir du Golfe » parus aux éditions Le Bord de l’Eau.
Twitter: @LacheretArnaud
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.