Depuis des mois, médias de France et réseaux sociaux ne débattent que de «ça», plus que des tractations qui sont en cours en vue de la formation du nouveau gouvernement. En attendant, quid de ce «ça», du niveau désastreux que connaît l’emploi de la langue française, chez les jeunes, en matière de vocabulaire et d’orthographe. Chez les jeunes, seulement? Voyons voir…
Ludique? Vous avez dit «ludique»?
Tout est parti de la panique, chez les candidats au bac pro découvrant le sujet de philosophie, ainsi énoncé: «Selon vous, le jeu est-il toujours ludique?». Panique à bord, oui, à la vue du mot «ludique»! Un mot qui, pourtant, colle bien à l’univers de la jeune génération. N’empêche, tweetera une candidate, affligée: «Dans ma rédaction de 40 lignes, je viens de dire que “ludique” veux dire “dangereux”. J’ai été totalement hors-sujet.»
Et dans la foulée, ce fut un déluge de tweets railleurs ou désemparés, accompagnés de jugements à l’emporte-pièce sur les plateaux des chaînes d’info en continu. La cause est entendue: si le vocabulaire s’est amoindri chez les jeunes, c’est la faute au minimalisme dans l’expression des réseaux sociaux. Et si l’orthographe est de plus en plus malmenée, c’est la faute à l’Éducation nationale qui aura sacrifié les fondamentaux de l’école républicaine, à savoir la grammaire et l’orthographe. Il n'y a pas longtemps, pourtant, cette dernière matière faisait l’objet de concours et même de jeux à la télévision!
Les Français se souviennent encore de la fameuse «Dictée de Pivot», truffée de pièges, et des Championnats de France d'orthographe, avec leur édition internationale qui mobilisait toute la francophonie. Entre 1985 et 2005, Bernard Pivot, par ailleurs animateur de l’émission littéraire Apostrophes, imitée et jamais égalée, s’inspira d’un événement qui, en 1857, marqua les annales de l’Histoire de France: la dictée de Prosper Mérimée.
Quand un Empereur des Français fautait
Un événement sans précédent, qui vit s’affronter des têtes «couronnées», à commencer par Napoléon III en personne! En fait, l’idée était venue de l’impératrice Eugénie, qui tint à associer son empereur d’époux aux côtés d’Alexandre Dumas fils, du dramaturge Octave Feuillet et d’un fervent francophone: l’ambassadeur d’Autriche. Résultats?
Je ne sais pas ce qu’ils vont en penser ceux qui, depuis des semaines, fustigent collégiens et étudiants, insistant curieusement sur ceux des banlieues, pour leur déficit en orthographe. Donc, pour l’Histoire et non pas pour l’anecdote: l’empereur des Français fit 75 fautes; l’impératrice, 62; Alexandre Dumas fils, 24; Octave Feuillet, 19. Et le francophone? Eh bien! le prince de Metternich n’en fit que… 3! Ah! j’allais oublier de préciser que le dramaturge Feuillet était membre de l’Académie française, et qu’il fut un brillant élève non pas d’un obscur lycée de banlieue mais du lycée Louis-Le-Grand, l’illustre établissement qui allait accueillir trois futurs présidents de la République française: Georges Pompidou, Giscard d'Estaing et Jacques Chirac!
Il y a bien de quoi sonner l’hallali du système scolaire français, voire de la langue de Molière elle-même, confrontée à celle, minimaliste, des réseaux sociaux et du langage des «djeun’s». Que nenni! Pour parler vieux français… Le mal n’atteint pas que la jeune génération, et il ne touche pas qu’une catégorie sociale. Voire: depuis une décennie, l’auteur de ces lignes s’est intéressé à l’usage du français chez les journalistes et les politiques. Au niveau de la grammaire, notamment.
Et le plus étrange, c’est l’histoire de la dictée de Mérimée, où l’on a vu que le francophone (l’ambassadeur d’Autriche) s’en tirait nettement mieux que les Français de souche. Cette histoire se vérifie de nos jours: récemment, une amie, retraitée de l’université, qui dirigea une dizaine de thèses, m’a confié que, de son temps, les doctorants francophones, du Maghreb ou d’Afrique noire, maîtrisaient les subtilités de la langue française mieux que leurs pairs français (de souche ou binationaux). Certes, elle parle des années 2000… Reste à savoir ce qu’il en est de nos jours…
Éric Zemmour et les Accords… déviants!
L’amateur de Molière se souvient sûrement de la grogne de Bélise, dans Les Femmes savantes: «Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire?». Aujourd’hui, on pourrait aussi bien adresser cette interpellation à nombre d’orateurs politiques, de journalistes et autres chroniqueurs. Non pas au niveau du vocabulaire et du lexique (lequel reste riche en langue de bois), mais de la grammaire.
Il n’y a pas une déclaration, un discours, une émission où celle-ci ne soit pas «offensée», dirait cette chère Bélise! Surtout, dans les accords de participes. Genre: «Une déclaration que Bernard Kouchner a fait». C’était sur France-Inter, au journal de 13h. Je ne dirai pas le nom du fauteur. Ou, sur Canal +: «J’ai toujours aimé les Conseils nationals». C’est vieux, tout ça? Que dire alors de celle-ci, que l’on doit au «Re-conquistador» qui ne passe pas un jour sans médire sur la «racaille». Oui, que dire de cette faute:
Et voici ce que Zemmour avait dit, à son fameux meeting de Villepinte: «L’école libre À QUI nous devons tant!». Certes, l’école libre mérite tous les honneurs, mais de là à la personnifier… Sans doute que, dans l’esprit de notre re-conquistador, l’École de la République a le visage de Marianne? Le 3 décembre 2021, sur CNews, un autre vigile des valeurs de la France, avocat-chroniqueur attitré, avait parlé d’une «grande quantité de Français», là où on aurait préféré l’entendre dire: «Un grand nombre de Français.» Ainsi, quand l’un personnifie l’École, l’autre chosifie les Français ! Mais le plus savoureux, pour ainsi dire, c’est cette faute fréquente chez les adolescents et que l’on a pu entendre, à la veille du second tour des Législatives, de la bouche du président par intérim du RN : « Ce que j’ai peur, c’est que la Nupes arrive en tête au second tour »2. Et moi, ce dont j’ai peur, c’est d’entendre une nouvelle Bélise des Femmes savantes s’écrier : « Veux-tu toute ta vie offenser la syntaxe ? ».
C’est que des fautes de français, on en rencontre de plus en plus et pas seulement sur les réseaux sociaux: chez des universitaires, voire même (faute!) chez des écrivains! En orthographe, cela arrive à tout le monde, oui mais quand cela arrive à soi-même, on préfère parler pudiquement de «coquilles». Prenez le tweet suivant, relevé le 27 juin sur le site d’une radio: «Pap Ndiaye n’aurait pas du aller se fourvoyer dans un poste qu’il ne le convient pas». Ici, il y a bien une coquille à «du» (au lieu de «dû») mais que dire de la suite: «un poste qu’il ne le convient pas»?... C’est dire que même la syntaxe n’est pas épargnée!...
Déficit en vocabulaire et violence sociale
En matière de fautes d’accord, tout particulièrement, et pour un roman déjanté à paraître (au titre clin d’œil: L’Homme des Accords déviants)1, j’ai pu collecter une centaine d’exemples de ces «offenses» commises par des ministres, d’anciens présidents et autres personnalités. De ces «offenses», que pensent donc les citoyens du pays de Molière?
Selon un sondage BVA2, «Les Français attendent que les politiques ne maltraitent plus leur langue». 85% des personnes interrogées estiment ainsi qu'il faut «faire en sorte que les dirigeants politiques et même les journalistes soient exemplaires quand ils s'expriment». Ainsi, une majorité de Français pense que les élites qui malmènent la langue française avec une telle légèreté malmènent du même coup la France…
On pourrait m’objecter que des fautes d’orthographe ne nuisent pas à la pensée comme le ferait un déficit en vocabulaire. En 2015, l’essayiste Monique Pinçon-Charlot parlait de «La corruption de la pensée par la corruption du langage»3. C’est dans ce déficit du langage, du vocabulaire, que réside le danger, pour la paix sociale. Dans L’Art poétique, Boileau disait bien: «Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément.» Certes. Mais quand les mots viennent à manquer?
Selon le linguiste Alain Bentolila, «La pénurie de mots est une des causes de la violence des adolescents»4. Né en 1949 en Algérie, ce spécialiste de l’illettrisme et de l’apprentissage du langage chez l’enfant, résume ainsi sa thèse:
«Une partie importante des jeunes Français ne possède que quelques centaines de mots, quand il leur en faudrait plusieurs milliers pour tenter d’examiner et d’accepter pacifiquement leurs différences et leurs divergences. Lorsqu’ils doivent s’adresser sereinement et explicitement à des gens qu’ils ne connaissent pas, avec lesquels ils ne partagent pas les mêmes convictions, les mêmes croyances, la même appartenance, un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases et des discours ne leur donnent pas la moindre chance de relever le défi de l’explication sereine. Confinée dans des cercles étroits et oppressants des ghettos sociaux et des friches rurales, leur parole fut très rarement sollicitée pour l’analyse et la problématisation. S’expliquer leur paraît alors aussi difficile qu’incongru»5.
La faute à Voltaire ou à Pivot?
55% des Français auraient un vocabulaire de 5 000 à 6 000 mots, mais 10% ne maîtriseraient pas plus de 500 mots. Or, si l’on tient compte des 35 000 mots que, selon l’éminente linguiste Henriette Walter, un bon locuteur possède, on situe mieux l’ampleur du déficit…
On se souvient du fameux refrain de Gavroche, dans Les Misérables: «Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire / Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau!». Dans ma fiction (L’Homme des Accords déviants), où il est aussi question de Prosper Mérimée, ce refrain devient dans la bouche d’un personnage, devenu par nécessité médicale consommateur de pavot à opium: «Je suis tombé par terre, c’est la faute à Prosper; le nez dans le pavot, c’est la faute à Pivot!» Aujourd’hui, c’est Internet qui fournit un ersatz de pavot. Une drogue consommée sans modération.
Le cas d’Alice, fourni par le «Projet Voltaire»5, est représentatif: à 23 ans, Alice passe près de cinq heures par jour sur son téléphone portable, n’hésitant pas à multiplier les supports (Instagram, WhatsApp, Snapchat, TikTok, YouTube, Facebook). Or, ces supports sont les rendez-vous des champions de fautes d’orthographe. À cette addiction au numérique vient s’ajouter l’abandon d’un passe-temps instructif: la lecture. Et lecture de livres en papier, hors des polycopies et autres copier-coller, qui font rage dans les travaux des lycéens et des étudiants. Le manque de lecture, nous dit Aude Denizot, professeur de droit à l’université du Mans, est «un autre frein à la richesse du champ lexical». Car, selon elle, «c’est dans l’objet livre traditionnel que l’on puise une grande partie de son vocabulaire», avant de conclure: «Si l’on reprend l’exemple du mot “ludique”, il a probablement été utilisé dès le CM2. Ce qui est écrit est acquis»6. Pas ce qui est copié-collé.
1 L’Homme des Accords déviants ou Molière m’a tuer, titre de mon prochain roman, à paraître pour les 60 ans de l’Indépendance de l’Algérie, aux éditions Frantz-Fanon (Alger).
2 «Les Français attendent que les politiques ne maltraitent plus leur langue» (Le Figaro, 9 mars 2018).
3 Sur le plateau de l’émission Ce soir ou jamais, France-2 (9-10-2015).
4 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/alain-bentolila-la-penurie-de-mots-est-une-des-causes-de-la-violence-des-adolescents-20201009
5 Alain Bentolila: «La pénurie de mots est une des causes de la violence des adolescents» (Le Figaro, 9-10-2020)
6 Aujourd’hui, une «référence de la remise à niveau en orthographe et en expression avec plus de 6 millions d’utilisateurs et 1 400 entreprises partenaires».
7 Pourquoi nos étudiants ne savent-ils plus écrire? Enrick B. Editions, 2022.
Salah Guemriche, essayiste et romancier algérien, est l’auteur de quatorze ouvrages, parmi lesquels Algérie 2019, la Reconquête (Orients-éditions, 2019); Israël et son prochain, d’après la Bible (L’Aube, 2018) et Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, enquête sur les conversions en terre d’islam (Denoël, 2011).
Twitter: @SGuemriche
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.