Les récentes visites au Moyen-Orient et les apparitions médiatiques des responsables russes mettent en évidence un modèle de nouvelles politiques russes dans la région, qui, selon moi, peut s'expliquer par des intérêts nationaux. Ce concept a été appliqué par les hommes d'État et les universitaires depuis la création des États-nations pour expliquer les désirs et les objectifs des entités souveraines dans le système international.
L'intérêt national peut être défini comme les besoins et les souhaits d'un État souverain par rapport à d'autres États souverains composant l'environnement extérieur, comme le dit le diplomate et universitaire américain, Donald Nuechterlein. Il correspond également aux intérêts nationaux fondamentaux, tels que les intérêts économiques, les intérêts liés à l'ordre mondial, les intérêts liés à la défense et les intérêts idéologiques. Je pense que cette catégorisation est utile pour comprendre l'orientation émergente des relations de la Russie avec les acteurs du Moyen-Orient après le début du conflit ukrainien, comme on a pu le constater récemment en Algérie, à Oman et au Kurdistan irakien.
Pour marquer les soixante ans des relations diplomatiques entre la Russie et l'Algérie, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s'est rendu dans ce pays d'Afrique du Nord la semaine dernière. Alger s'est abstenue lorsque l'Assemblée générale des nations unies a adopté en mars une résolution exigeant le retrait immédiat de la Russie d'Ukraine, illustrant ainsi sa position de neutralité.
L'Algérie est un important fournisseur de gaz pour l'Europe, représentant près de 11 % de ses importations, contre 47 % pour la Russie. L'Espagne, l'Italie et d'autres États membres de l'Union européenne (UE) se sont tournés vers l'Algérie pour réduire leur dépendance à l'égard du gaz et du pétrole russes. Néanmoins, l'Algérie estime qu'elle n'a pas la capacité de répondre à cette demande à court terme. S'exprimant sur les livraisons de gaz de l'Algérie, M. Lavrov a déclaré que la Russie, l'Algérie et d'autres exportateurs de gaz considèrent que «nous devons respecter les accords qui ont déjà été conclus». Il a ajouté que «de nombreuses entreprises russes sont intéressées par la création de coentreprises avec des entités algériennes».
Cependant, cela ne clarifie pas ce qui se passe dans les coulisses. La position de la Russie vise-t-elle à persuader les Algériens de maintenir l'idée d'une capacité gazière limitée afin d'avoir un effet de levier dans le conflit ukrainien? Il pourrait s’agir d’augmenter la pression sur les négociations pour mettre fin au conflit avant l'hiver. Alternativement, Moscou est peut-être intéressé par le maintien et le développement de bonnes relations par le biais de projets communs avec des acteurs régionaux, ce qui pourrait permettre aux entreprises russes de rejoindre des sociétés qui pourraient éventuellement offrir de l'énergie dans le monde entier, même à l'Europe. À titre d’exemple, en septembre dernier, Gazprom EP International, une filiale du géant gazier russe Gazprom, a eu des entretiens au sujet des opportunités d'investissement en Algérie.
À cet égard, une autre illustration très pertinente est la position de la Russie concernant les efforts du gouvernement régional du Kurdistan pour proposer du gaz à l'Europe. Dans une interview accordée la semaine dernière, l'ambassadeur de Russie en Irak, Elbrus Kutrashev, a déclaré que Moscou n'avait aucune objection à cette possibilité et était prêt à l'approuver si nécessaire. Il a déclaré: «C'est un droit souverain des autorités irakiennes, y compris des autorités régionales du Kurdistan. Elles sont libres de faire ce qu’elles veulent de leur gaz.»
Le Kurdistan irakien, allié des États-Unis, a fait preuve d'une position neutre sur la crise ukrainienne. Cependant, en février 2017, le géant russe de l'énergie Rosneft lui a prêté près de 2,5 milliards de dollars (1 dollar = 0,95 euro) et il a investi dans les infrastructures locales d'exportation de pétrole et de gaz. Ces exemples illustrent le fait que la Russie est guidée par des intérêts nationaux, tout en entretenant des relations avec les acteurs de la région.
Un autre exemple intéressant est la visite inattendue de M. Lavrov à Oman la semaine dernière, sa première depuis 2016. Au départ, la visite pourrait être interprétée comme la recherche par la Russie d’un médiateur dans le conflit ukrainien, car Oman est connu pour sa politique de neutralité et ses efforts de médiation, ainsi que son rôle pour faciliter la conclusion de l'accord initial sur le nucléaire iranien et son implication dans les crises du Golfe de 2013 et 2017. Néanmoins, au cours de cette visite, le sultan Haitham ben Tarik a confirmé l'engagement d'Oman envers l'Opep+ (quatorze pays de l’Opep plus dix autres pays), préservant ainsi les bonnes relations de la Russie avec un producteur de pétrole du Golfe qui a résisté aux appels occidentaux à pomper plus de pétrole dans le but d'isoler Moscou.
Oman, un État du Golfe allié des États-Unis, n'a pas pris parti dans le conflit Russie-Ukraine, même si un autre, le Qatar, a affiché une position pro-occidentale. L'amélioration des relations avec Mascate offre ainsi à la Russie la possibilité de diversifier ses partenaires économiques et ses alliances régionales. Dans le cadre des intérêts nationaux, cela sert les intérêts économiques de la Russie, ainsi que ceux de l'ordre mondial, en tirant parti de la neutralité vis-à-vis de la guerre en Ukraine pour être reconnu comme une puissance.
Ces exemples illustrent également les intérêts en matière de défense. La Russie fournit depuis longtemps du matériel militaire à l'Algérie, mais lors de sa visite de la semaine dernière, M. Lavrov a exprimé son intérêt pour une «coopération militaire et technique» avec le pays. L'importance géopolitique d'Oman, qui borde le détroit d'Ormuz, est accentuée par sa proximité avec l'Iran. Les relations entre la Russie et l'Iran se sont tendues en raison du conflit ukrainien. La récente visite du ministre polonais des Affaires étrangères, Zbigniew Rau, à Téhéran, pour discuter des relations bilatérales et de l'Ukraine n'a fait que démontrer davantage les turbulences entre Téhéran et Moscou.
Moscou est motivé par des intérêts nationaux, ainsi que par le maintien de relations avec les acteurs de la région.
Dr Diana Galeeva
Enfin, en ce qui concerne les intérêts idéologiques, il n'y a pas de changement. Comme l'a indiqué Mark Katz de l'université George-Mason en 2020, «Vladimir Poutine se positionne comme le défenseur du statu quo autoritaire», ce qui n'est pas étranger à la région.
Tout cela autorise à penser que les visites et les apparitions médiatiques des responsables russes confirment les nouvelles stratégies du pays fondées sur les intérêts nationaux, qui devraient continuer à se développer dans le cadre des réalités émergentes du système international. En outre, je pense que nous pourrions commencer à assister plus souvent à des interactions non conventionnelles, comme la récente visite inattendue de M. Lavrov à Oman. L'effet qu'aura la politique des intérêts nationaux sur l'échiquier du système international, notamment les relations avec les alliés régionaux et la dépendance à leur égard, reste un mystère, mais nous continuerons à observer et à analyser les événements.
Le Dr Diana Galeeva est une intervenante académique au St. Antony's College de l'Université d'Oxford. Le Dr Galeeva est l'auteure de deux livres : Qatar : The Practice of Rented Power (Routledge, 2022) et Russia and the GCC : The Case of Tatarstan's Paradiplomacy (I.B. Tauris/Bloomsbury, 2022). Elle est également coéditrice de la collection « Post-Brexit Europe and UK : Policy Challenges Towards Iran and the GCC States » (Palgrave Macmillan, 2021). Twitter : @Dr_GaleevaDiana
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